Nul besoin de « disrupteur » ou de géant d’Internet pour mettre à terre la maîtrise d’œuvre, un secteur économique qui aurait pourtant toutes les raisons de bien se porter. Il suffit juste de quelques mauvaises décisions politiques prises au bon moment…
Dans son article Control C/Control V, François Scali expose la manière dont sont construits et sélectionnés les dossiers d’appels d’offres pour les marchés de maîtrise d’œuvre. La démonstration tend à souligner le peu d’intérêt des maîtres d’ouvrage publics pour les compétences architecturales exprimées par les équipes de maîtrise d’œuvre au profit de leurs capacités à répondre à des contorsions administratives dont l’objectif, semble-t-il parfois, ne pourrait être autre que celui d’une certaine jouissance qu’en retire l’administration…
Une fois passées les fourches caudines de cette bureaucratie boulimique, il est permis de penser que les heureux élus pourraient enfin s’adonner à leur « art » : celui de la conception d’espaces architecturés propres à accueillir dans les meilleures conditions les activités liées au quotidien de leurs contemporains, en y apportant ce petit supplément d’âme propre au travail de l’architecte.
C’est sans compter sur les nouvelles procédures de passation des marchés publics liées aux différents « chocs de simplification » voulus par les gouvernements successifs et entérinés par la loi ELAN.
Il y a encore quatre ou cinq ans, une fois retenue, l’équipe devait plancher sur un concours et produire une esquisse de projet répondant à un programme établi – le métier d’architecte en somme – mais, aujourd’hui, les concours sont remplacés par des offres financières pour accélérer les procédures et réduire les coûts !
Qu’est-ce qu’une offre financière ? Il s’agit d’une procédure type de la commande publique, elle consiste à demander à un fournisseur deux éléments : un mémoire technique décrivant son offre, et la proposition d’un prix pour la fourniture de cette offre. Il est facile d’imaginer cela pour la fourniture de quelques écrans au fin fond d’un Conseil départemental à qui quatre ou cinq fabricants présenteront leur matériel en s’appuyant sur des données objectives : nombre de pixels, luminosité, taille de l’écran, durée et étendue de la garantie, etc… et proposer un prix. Au travers d’un tableau Excel, apanage de l’administration, il est facile de croiser les prix par rapport aux données matérielles et ainsi définir l’offre la plus alléchante.
En revanche, pour ce qui concerne une prestation intellectuelle (hé ! oui, la maîtrise d’œuvre en est une !) se basant sur un programme objectif et y apportant des réponses pour partie basée sur des notions subjectives, la procédure paraît moins aisée, en tout cas Excel risque de ne pas être d’un grand secours !
Commençons par la question du mémoire technique.
Déjà, pour une prestation de maîtrise d’œuvre le sujet est compliqué. En effet, à ce stade, aucun programme précis n’est fourni, éventuellement quelques grandes lignes, le terrain d’assiette du projet, le contexte… Parfois sont exprimés quelques souhaits : « décrire la répartition de rôles au sein de l’équipe de maîtrise d’œuvre », « fournir un planning de l’opération » … En tout cas, la plupart du temps, le volume du mémoire technique n’est pas défini. Ce qui est assez mal connaître les architectes qui sont, pour la plupart, aussi passionnés par leur métier qu’un fonctionnaire par ses tableaux Excel !
Cela ouvre donc la porte à une course à la surenchère : l’agence ayant une petite baisse de charge et pouvant mobiliser un ou deux architectes pendant deux semaines peut livrer une esquisse avec croquis d’intention, plans de principe, perspectives d’ambiance architecturale, etc. quand l’autre, plus raisonnable, ou ayant moins de disponibilité à l’instant T, répondra par un mémoire technique de cinq ou six pages, avec des textes d’intention sur son ressenti vis-à-vis de l’environnement et exprimant pourquoi et comment son équipe sera la plus à même de répondre au sujet proposé…
Dans le cadre d’un concours, les règles sont claires et communes à tous les candidats : il y a un programme, un délai, et un rendu commun à tous. Pour les offres financières, rares sont les cas où le volume des éléments à fournir est décrit et limitatif.
Aussi, des deux offres, quelle équipe sera la plus à même de faire un projet conforme aux objectifs ? L’agence prête à bâcler une esquisse en deux semaines sans avoir l’ensemble des données du problème mais en offrant du rêve avec de jolies images ou celle qui apportera de manière concise un ressenti sur le sujet et exprimant succinctement des pistes d’études ?
Finalement ce n’est peut-être même pas un problème ; la plupart du temps, le mémoire technique n’a qu’une importance relative dans la procédure. En effet, l’offre financière répond généralement à une notation répartie à 60% ou 70% sur le volet financier et le reste pour la notice technique. Inutile de faire tourner longtemps un tableur pour comprendre que ce qui compte est que la maîtrise d’œuvre brade ses prestations !
Pour le fournisseur d’écrans, la question du volet financier est là encore très simple : un coût d’écran que multiplie le nombre à fournir ainsi que, éventuellement, une prestation de mise en place du matériel, et vous avez l’offre financière.
Pour une prestation de maîtrise d’œuvre c’est un autre sport ! En effet, il ne s’agit pas de proposer un prix pour construire un bâtiment, non, le coût de construction est défini à l’avance par la maîtrise d’ouvrage ; il s’agit de définir à quel taux de rémunération la maîtrise d’œuvre est-elle prête à travailler pour concevoir le projet. En effet, la maîtrise d’œuvre travaille en pourcentage de coût de travaux car ses assurances, notamment décennales, sont aussi basées sur un pourcentage de coût de travaux. Point de fourniture de matériel, juste de l’immatériel…
Il est alors aisé de comprendre la tentation de l’administration de vouloir réduire le coût de cet élément au demeurant impalpable qu’est la prestation intellectuelle. En effet, pour un fournisseur d’écran, s’il est moins cher parce que l’écran qu’il fournit est plus petit, cela se voit, c’est concret. Alors que dans le cas d’un bâtiment, sa dimension et sa programmation sont définies donc si l’équipe qui va le dessiner, assurer la qualité de sa construction et surtout garantir sa pérennité sur dix ans est payée moins cher, cela ne se voit pas ! En tout cas pas toute suite…
Pour autant, le juste prix de ces prestations est encadré depuis de nombreuses années, cela fait même l’objet d’une mission interministérielle, la MIQCP (Mission Interministérielle pour la qualité des constructions publiques), rien que ça ! Cette mission a mis au point un simulateur permettant d’environner les prix en fonction du sujet et des différentes contraintes pour que l’acheteur public ne se fasse pas avoir, et que la maîtrise d’œuvre puisse vivre convenablement.
Ainsi, dans le cadre d’un concours, l’enveloppe comportant les honoraires est ouverte à la fin, une fois le lauréat désigné. Le prix de la maîtrise d’œuvre n’est pas un critère de choix. Si le lauréat désigné à la main un peu lourde sur ses émoluments, la maîtrise d’ouvrage publique, aidée de la MIQCP, peut négocier les honoraires pour les faire entrer dans le barème.
Avec l’offre financière, la règle change : plus de surprise à l’ouverture des plis puisque vous allez forcément retenir la moins coûteuse ! Plus de négociation à faire avec les architectes et les maîtres d’œuvre, ils se tondent eux-mêmes pour espérer survivre ! Evidemment le barème de la MIQCP n’est qu’un lointain souvenir et l’acheteur public peut ainsi se targuer auprès de sa hiérarchie de défendre la bonne gestion des deniers publics.
Les premiers gains sont induits par la procédure elle-même ! Dans le cadre d’un concours d’architecture, les trois ou quatre équipes qui concouraient étaient dédommagées. Cela ne représentait que rarement plus de 50% des frais engagés par chacune d’entre elles mais, au moins, cela permettait aux agences non lauréates de « limiter la casse ». Cela avait aussi le mérite de donner un coût à l’esquisse, en respectant l’adage que « tout travail mérite salaire ».
Tandis que désormais la seule équipe retenue percevra des honoraires. Si en plus elle a déjà produit une esquisse dans sa remise d’offre, l’acheteur public gagne une phase. En revanche, pour l’agence qui aurait pris le risque de faire travailler ses équipes pour faire une esquisse mais qui n’aurait pas descendu suffisamment ses honoraires pour être retenue, la sanction est lourde de conséquences.
L’autre volonté affichée par cette procédure est une accélération du processus de conception là où, avant il était donné de deux à trois mois pour faire un concours, deux semaines ou trois semaines suffisent aujourd’hui à la remise d’une offre financière…
Maintenant, gagner un à deux mois sur des études qui dureront en moyenne de 12 à 18 mois, dont au moins six à dix mois dévolus aux diverses validations de l’administration, est-ce le meilleur filon d’économie de temps ? D’autant que, pour finir, le chantier durera lui, de toute façon, ses 18 ou 24 mois, hors intempéries et aléas divers. Bref, ce gain de temps reste extrêmement minime et discutable.
Pour un secteur – l’architecture et la maîtrise d’œuvre – déjà voué à la paupérisation, ce petit jeu de l’acheteur public du moins disant financier est en train de mettre à genoux un secteur économique pourtant essentiel, notamment dans le cadre d’un plan de relance tourné autour du secteur du bâtiment et de la réduction de son empreinte carbone et sa consommation d’énergie.
Le rôle de la maîtrise d’œuvre dans l’acte de construire est celui de la recherche de la qualité et de la pérennité des ouvrages qu’il produit. C’est pour cela que l’assurance décennale lui incombe. C’est d’ailleurs clairement énoncé dans l’intitulé de la MIQCP pour la « qualité » de la construction publique !
Asphyxier financièrement la maîtrise d’œuvre est l’assurance, pour la maîtrise d’ouvrage, d’acquérir des bâtiments mal conçus, inadaptés et inadaptables sur le long terme. Opter pour des écrans moins chers et de piètre qualité n’a un impact que sur quelques utilisateurs, pour quelques dizaines de mois. Le retour sur investissement d’un bâtiment se fait, lui, sur des décennies. Un bâtiment mal conçu et mal construit le sera pour toute la durée de son exploitation.
Aussi, les quelques dizaines de milliers d’euros économisés sur le dos de la maîtrise d’œuvre seront largement perdus par les frais d’entretien et de maintenance nécessaires à pallier les insuffisances d’études. Quant aux quelques semaines d’études gagnées, que sont-elles à l’aune des années d’exploitation auxquelles devra répondre le bâtiment… ?
La France a une faculté fascinante à oublier ses propres erreurs : construire vite et à bas prix était le credo il y a 60 ou 70 ans et nous en payons encore aujourd’hui la facture !
Quand la France, au travers d’une crise sanitaire, découvre les méfaits de sa désindustrialisation et les effets pervers d’une mondialisation dérégulée, l’acheteur public crée le lit d’une nouvelle vague de délocalisation : à l’heure où tout le monde découvre le télétravail, certains acteurs jusqu’alors ancrés sur notre territoire pourraient avoir la tentation de délocaliser une partie de la production de ces prestations intellectuelles à l’étranger, là où le niveau de vie d’un architecte ou d’un ingénieur sera compatible avec la faiblesse des honoraires octroyés par les pouvoirs publics français.
Ainsi, non contente d’avoir financé des études longues à des milliers de citoyens qui se retrouveront dans des situations précaires, la France déversera ses fonds publics vers des entreprises qui baseront l’essentiel de leurs activités dans des pays étrangers pour lesquels la question de la qualité de construction ne sera qu’un calcul d’analyse de risques, et qui seront, de toute façon, aux abonnés absents lorsqu’il s’agira de rattraper le contrecoup de leurs méfaits.
Stéphane Védrenne
Architecte – Urbaniste
Retrouver toutes les Chroniques de Stéphane Védrenne