Voilà, Martine était enseignante. Sa vie ne fut pas linéaire et, au fil de ses expériences, elle devint maire de Sainte-Gemme, petite ville de banlieue, lors des dernières élections municipales. Depuis, son souci d’améliorer le quotidien de ses administrés est sincère. En témoigne un concours d’architecture avec son jury ‘d’experts’.
A peine élue, Martine a découvert les finances de la commune autant que les complaintes d’un vieux bougre outré que les jeunes en goguette pissent sur ses murs, à 100m d’un bar sans histoire où se retrouvent lesdits jeunes en goguette. Et puis les galettes des rois, les marchés, les mariages, les querelles de voisinage, les conseils municipaux, la communication, la politique… Plus éprouvant après que juste en y pensant en se rasant les jambes, se dit Martine.
Soudain, un jour, des agents de la DDE.
«Bonjour Madame le maire»
«Bonjour Messieurs les agents de la DDE, que puis-je pour vous ?»
«Alors voilà, aux entrées nord, sud, est et ouest de votre commune, il faut un rond-point, au moins. Question de sécurité, un accident est si vite arrivé. Et c’est vous Madame le maire qui êtes responsable. Rendez-vous compte ! Vous le savez, on construit moult ronds-points chez vos voisins».
«Et pourquoi pas une bretelle d’autoroute tant que vous y êtes !», se demande Martine, observant ses hôtes.
En fait, ce qui préoccupe Martine, qui fait les comptes, est que pour le prix de quatre ronds-points, elle pourrait avoir un beau gymnase flambant neuf. C’est un ami architecte qui le lui a dit. Et pour le prix en PPP de huit ronds-points, elle pourrait, au fil du temps, avoir un gymnase ET une crèche ET de belles cantines rénovées ET du beurre pour les épinards riches en fer. La politique, c’est prévoir.
Martine pense à renvoyer poliment les agents de la DDE à leurs objectifs de service public mais ils sont insistants. Comment faire ?
Martine tient à son gymnase et organise donc un concours d’architecture. Mieux qu’un gymnase, pour elle, il s’agit d’un espace qui serait aussi bon pour le sport que pour la java des bougres, avec des toilettes afin que les jeunes n’aient pas besoin d’aller pisser ailleurs. Prévoir l’acoustique pour la finale de hand du comté et le bal du 14 juillet. Un lieu ouvert sur la ville et généreux.
Un beau programme, pense Martine qui, dès lors, fait tout dans les règles de l’art.
A sa grande surprise, Madame le maire reçoit près de 200 candidatures. Pas moins. Puisque du coup, guidée par son ami, elle s’intéresse à l’architecture, elle s’étonne de quelques noms fameux parmi les soupirants. Quoi ? Que ?
Toujours est-il qu’un jury ad hoc, présidé réglementairement par Martine, sélectionne à concourir quatre ou cinq équipes. Martine, au fond d’elle, ne serait pas malheureuse qu’un grand nom signe le nouveau gymnase de sa petite ville. Est-ce bien raisonnable ? Un grand nom ne coûte-t-il pas plus cher ? N’empêche, à Sainte-Gemmes, un gymnase Pritzker aurait de l’allure et Martine en rosit rien que d’y penser. Mais bon.
Il appartient encore à Martine d’inviter le jury qui, in fine, devra déclarer un projet vainqueur.
Pour ce faire, elle fait appel bien sûr à son premier adjoint – un médecin – et à son adjoint à l’urbanisme – un notaire – et à son adjoint aux sports – ancien handballeur de haut niveau -. A fin de transparence, l’édile fait appel également à deux personnalités extérieures : le chroniqueur ‘Culture’ de la gazette locale et un enseignant de quelque part suffisamment proche.
Chacun sait que, dans tel concours public en petite ville, la DDE a bien sûr placé l’un des siens, au moins, dans le jury. Martine est consciencieuse. Sur recommandation, elle convie par ailleurs deux architectes praticiens, dont un local. Pour ne pas couper les coins, elle invite encore un paysagiste. Réglementairement, elle est présidente de ce jury.
Lequel étudie de bonne foi sans doute les documents mis à sa disposition et convient que les arguments du médecin, du notaire, du sportif de haut niveau valent réflexion. Sauf que Martine voit bien que ces derniers, notamment mais pas seulement, ne s’y retrouvent guère parmi les plans et coupes tandis que les hommes de l’art mettent en avant des concepts qu’eux seuls comprennent.
Martine se souvient… Lorsque son père dut se faire opérer du coeur, elle n’a pas questionné les choix du chirurgien. Si Martine ignore tout ou presque d’une opération à coeur ouvert, que sait le chirurgien de l’architecture ? Que ne s’en remet-il à l’architecte ?
Martine s’interroge… Quelle légitimité pour des pharmaciens, des agriculteurs, des retraités de la fonction publique, des avocats, des anciens ministres, élus de bonne foi sans doute, à juger de l’efficience à cinquante ans d’un bâtiment sans en comprendre vraiment le fonctionnement ? Quels experts sont-ils pour avoir soudain des opinions si tranchées dans le cadre de son concours qu’ils prêtent si peu attention aux recommandations des architectes ?
Certes, les élus ont la légitimité des urnes pour décider de tel ou tel projet. C’est ce qu’ils expliquent et ce pourquoi sans doute les architectes ne sont jamais plus d’un tiers – peu ou prou – dans un jury.
Martine avait bien repéré le projet audacieux d’une jeune agence, dont les architectes avaient bien compris son intention originelle ; il y avait tout : le sport, le bal des pompiers, le théâtre, des toilettes pour les jeunes et les bougres, unis dans une même urgence. Elle a défendu le projet avec passion, du moins avec autant de passion qu’il est permis entre les lignes des contraintes politiques et économiques. Elle fut la seule à voter pour.
Pour donner du sens à l’architecture de sa ville, Madame le maire, profane en la matière, se sent parfois très seule.
Elle inaugurera pourtant, sous les applaudissements des pharmaciens, des agriculteurs, des retraités de la fonction publique, des avocats, des anciens ministres, un gymnase lambda évidemment durable, signé d’une agence d’architecture connue, paraît-il.
Avec, devant, pour gérer les flux, un rond-point.
Christophe Leray
Cet article est paru en première publication sur Le Courrier de l’Architecte le 6 mars 2013