François Chatillon, Architecte en Chef des Monuments Historiques, a demandé au photographe Cyrille Weiner, avec qui il entretient une complicité amicale et intellectuelle, de poser son regard sur plusieurs sites des champs de batailles de Verdun dont il a, ou a eu, la charge. Dans cette obsession de comprendre et d’interpréter le monde présent, comment intégrer la dimension du passé ? C’est le sens qu’ils veulent tous deux donner à leurs travaux respectifs, dans deux domaines distincts. Chronique-Photos.
La découverte des sites des batailles de la Grande Guerre
laisse le visiteur en état de sidération.
Malgré la nature qui reprend ses droits,
le paysage durablement meurtri, impose le silence.
Comment alors aménager les accès à de tels sites ?
Quel regard poser sur ce qui échappe aux codes du «patrimoine» ?
Si ce lieu ne se visite pas, il doit impérativement être vu, arpenté,
ressenti au plus profond de notre humanité.
On ne parle ici ni de paysage, ni d’architecture,
il faut seulement accompagner le choc de la découverte.
Proposer très simplement des supports pour les nécessaires
explications et des cheminements accessibles à tous.
Il faut s’effacer, il faut se taire.
«La Grande Guerre» vient d’avoir cent ans et le monde veut se souvenir.
Se souvenir pour pouvoir oublier, passer de l’histoire de nos pères à l’histoire tout court, une histoire moins douloureuse, une histoire qui ne se raconte plus, une histoire qui se lit dans les livres.
Dès l’armistice, l’architecture a été convoquée pour figer les lieux, les noms.
Stèles, monuments, champs infinis de croix et de pierres dressées
marquent les paysages et plus particulièrement les paysages du Nord-Est de la France.
La commémoration du centenaire invite à les regarder, les nettoyer, les restaurer,
les rendre présentables, représentables de ce qui s’est passé
à l’adresse de générations qui ne l’ont pas vécu.
Il en est de deux sortes.
Les monuments
Composés, dessinés, gravés, qui rappellent avec solennité les noms, les faits, les lieux et les champs de bataille.
Les architectes de l’époque ont souvent eu recours aux références antiques et souvent massives probablement parce qu’elles répondaient à leur sensibilité et à leur formation, mais peut-être aussi pour remettre un ordre martial dans ce qui fut un horrible désordre des choses.
Comme dans la vallée du Nil du temps de l’empire égyptien, le pylône d’entrée de la tranchée des baïonnettes nous invite à pénétrer dans le temple, à parcourir la voie sacrée qui mène au domaine de ces morts enterrés vivants dans leur tranchée et dont seules les baïonnettes dépassèrent de la boue séchée après la bataille.
L’image est saisissante, aucun visiteur ne ressort indemne de ce court pèlerinage.
La restauration de cette porte ne demande aucun geste superflu, ici c’est le silence qui guide le crayon, il faut juste soigner l’architecture comme on panse une plaie pour qu’elle cicatrise.
C’est la même démarche pour le Monument Allemand du cimetière de Sedan. Pourtant, son statut est particulier, son nom interpelle : allemand. Comme pour nous rappeler que «l’ennemi» n’était que le nom donné aux victimes d’en face.
Il est juste de le redire toujours et de l’écrire en lettre d’or.
Les champs de bataille
Ici pas de monument, pas de tentative de rétablir «l’ordre».
Au début on ne voit rien, on ne comprend rien : des talus, des éboulis.
Il faut du temps et des explications, non pas pour comprendre
mais pour admettre le déluge de bombes tombées pendant quatre ans sur un fort
comme celui de Douaumont,
pour admettre les milliers de victimes déchiquetées, ensevelies,
pour réaliser l’absurdité de tout cela.
Ce qui est difficile ici, c’est de ne faire ni «architecture», ni «paysage».
On prend les besoins sans détour, un ascenseur pour que chacun puisse accéder au site, une rampe.
La réponse est brutale, la tôle rouillée supporte des thèmes et des explications pour inciter les visiteurs et particulièrement les jeunes générations à emporter une partie de cette histoire en espérant qu’elle agisse sur eux comme un vaccin et le reste,reste en l’état dans la pureté de son horreur.
François Chatillon