La mort de Michel Charasse, ancien ministre socialiste, le 21 février 2020, remet en mémoire un épisode fameux, resté secret, des tribulations et des coulisses de la loi sur l’architecture.
Dans les années 1970, Michel Charasse est secrétaire général du groupe socialiste à l’Assemblée Nationale. Son bureau, au coeur du Palais Bourbon, est depuis le Congrès d’Epinay (1971) l’épicentre des initiatives politiques mises en œuvre par les socialistes pour s’opposer d’abord aux gouvernements de Georges Pompidou, puis, après le 27 mai 1974, à ceux de Valéry Giscard d’Estaing.
Par initiatives politiques, il faut s’attendre aussi, avec Michel Charasse, à des montages pittoresques, voire à des coups tordus ou fumants. Sur un mur de son bureau, sont placardés les noms de tous les présidents depuis l’instauration de la République en 1792. Quelques-uns bénéficient d’une mention spéciale « Originaire d’Auvergne et du Limousin » et de commentaires ad hoc : Sadi Carnot, natif de Limoges « mort assassiné », Paul Doumer, né à Aurillac « assassiné », Georges Pompidou, né à Monboutdif (Cantal), « mort debout » et Giscard d’Estaing, « natif de Chamalières… ?». Il prend plaisir, c’est visible, à relever l’étonnement de ses visiteurs devant ce tableau quelque peu morbide.
Nous avons pu reconstituer, grâce aux souvenirs de quelques acteurs et témoins de l’époque, une opération commando montée par Charasse destinée à faire tomber Robert Galley, ministre de l’Équipement, dans une embuscade parlementaire à l’occasion d’une des multiples escarmouches relative à la loi sur l’architecture, véritable arlésienne de la Ve législature, sous la Ve République.
La loi sur l’architecture défendue en 1973 par Maurice Druon n’avait pas réussi, devant l’opposition farouche des architectes, à aller au-delà d’une première lecture au Sénat. Pierre d’achoppement, le paiement demandé à la profession d’une taxe destinée à financer une aide architecturale gratuite en contrepartie d’une intervention obligatoire partielle pour l’établissement de certains permis de construire. L’élection de Valéry Giscard d’Estaing avait été suivie de l’arrivée d’une nouvelle équipe au ministère de la Culture confié à Michel Guy, secrétaire d’État, encadré par le Corps des Ponts et Chaussées (Pierre Richard, secrétaire général de l’Elysée, Pierre Mayet (Dafu) et Antoine Givaudan) qui allaient bientôt poser les bases d’un nouveau projet de loi.
Un Conseil restreint du 15 juillet 1975 sur l’architecture, tenu à l’Elysée*, décidait de ne rendre obligatoire l’intervention de l’architecte que pour les constructions publiques et proposait de créer un conseil d’architecture dans chaque département, consulté pour tout projet élaboré sans architecte, financé par une taxe complémentaire de 0,2 % à la taxe locale d’équipement. Ultime provocation lapidaire du relevé de décision : « L’Ordre des architectes sera supprimé ».
Les services de la rue de Valois, dirigés par Alain Bacquet (directeur de l’architecture) et Jean Jenger, restaient assez largement attachés, pour leur part, aux principes posés en 1973 et avaient l’oreille de l’Hôtel Matignon, où Jean-Pierre Bady était resté en place. L’Union nationale des syndicats français d’architectes, qui avait à sa tête Alain Gillot, contre-attaqua aussitôt : 4.000 architectes manifestaient au Palais – Royal le 23 septembre 1975 aux cris de « Michel Guy démission ».
Une guerre de tranchées s’installa à l’automne 1975 entre la Culture et l’Équipement dont l’épisode le plus étonnant fut la présentation le 9 décembre par le ministre de l’Équipement d’un amendement à la loi de finances rectificative pour 1975, destiné à créer une « taxe additionnelle de 0,2 % à la taxe locale d’équipement » pour financer les conseils d’architecture (les futurs CAUE) qui, dès lors, seraient passés sous la tutelle des DDE.
Les architectes ont eu beau jeu de crier au dépeçage de la loi sur l’architecture et de dénoncer un « cavalier budgétaire » (J.O. 2ème séance du mardi 9 décembre 1975). Le ministre de l’Équipement, Robert Galey, était même venu en personne présenter son amendement, vers minuit, en montant au perchoir, pour donner plus de solennité au texte concocté par Mayet et Givaudan.
Peine perdue. Michel Charasse avait balisé le terrain. Il avait mobilisé pour cela les « trois mousquetaires du Puy-de-Dôme » membres du Parti socialiste : Arsène Boulay, Fernand Sauzède et Joseph Planeix qui avaient ameuté leurs amis et au-delà. Résultat, une centaine de députés étaient présents ce soir-là dans l’hémicycle – fait rarissime en séance de nuit – pour porter l’estocade au ministre.
Seul Fernand Sauzède manquait à l’appel car il était allé dîner à Montmartre, à la Bonne Franquette où il avait, dit-on, ses habitudes. Il n’avait pu revenir à temps pour la reprise de la séance de nuit à l’Assemblée, ayant sans doute rencontré sur sa route, quelques bouteilles de saint-pourçin, chanturgue ou chateaugay. Informé, Michel Charasse avait prévenu le président de séance – Arsène Boulay – en lui faisant porter au perchoir par un huissier en redingote et gants blancs un billet sibyllin : « J’ai mis Fernand au garage. Signé Michel ».
A la suite des explications laborieuses du ministre, deux députés de la majorité – Mario Bénard et Claude Coulais – et même Jean Foyer, ancien garde des sceaux – firent un mauvais sort à son amendement avant que Jean Josselin (PS) et Eugène Claudius Petit ne le mettent en pièces : « Je prétends, dit ce dernier, qu’il faut ouvrir les yeux [des Français ] et les informer que leur maison leur coûtera moins cher s’ils s’adressent à un véritable architecte plutôt qu’à un rebouteux ».
Piteusement Robert Galley retira son amendement sans même le soumettre au vote. La messe était dite. Façon de parler puisque Michel Charasse, on le sait, refusa d’entrer dans l’église, lors des obsèques de François Mitterrand, préférant garder Baltique, le labrador du président défunt, sur le parvis de l’église de Jarnac.
Syrus
* L’Etat et l’Architecture. Eric Lengereau. Picard. 2001 p. 288