Cyrille Hanappe est maître de conférences à l’ENSA Paris Belleville et coordinateur du programme «la Ville accueillante». Avec Olivier Leclercq, urbaniste et son associé au sein de l’agence AIR Architectures, ils explorent depuis 2000 la question de l’habitat très précaire. La crise actuelle des migrants est l’occasion de revenir sur des enjeux architecturaux qui nous concernent tous. Entretien.
Chroniques : Vous dites avoir développé une spécialité particulière notamment en «logements privé, social et pour personnes en grande précarité, psychiatrique». Quels sont les éléments clefs de cette démarche ?
AIR (Cyrille Hanappe et Olivier Leclercq) : Nous avons créé l’agence AIR en 2000. Très tôt il nous est apparu que nous ne pouvions nous contenter d’avoir un rôle exclusivement technique mais que la dimension sociale de l’architecture était une chose à affirmer. C’est ainsi que nous avons créé l’émission de radio Actes & Cités sur Radio Libertaire qui s’intéressait justement à cette question des rapports de la ville, de sa politique et de sa forme. Avec nos amis de RH plus et Chartier Corbasson nous avons ensuite créé le Festival des Architectures Vives en 2004 qui, de la même manière parlait de la relation des habitants et de la forme de la ville.
A partir de la fin des années 2000 nous avons commencé à travailler plus précisément sur la question de l’habitat très précaire et en particulier sur les bidonvilles et les squats. Nous avons commencé par travailler à l’étranger, en particulier en Haïti et au Pérou, notamment à travers l’expérience pédagogique de Cyrille Hanappe dans le cadre du DSA Risques Majeurs de l’ENSA Paris Belleville. Mais l’expérience nous a montré que de tels types de travaux nécessitaient un suivi continu et une grande connaissance des réalités locales.
Dans le même temps les bidonvilles en France continuaient à se développer et c’est pourquoi nous avons progressivement commencé à travailler en Île-de-France notamment dans l’Essonne et en Seine-Saint-Denis. A partir de 2014 nous avons étendu ce travail dans les Hauts-de-France, en particulier à Calais et à Grande Synthe.
Quel est le rôle de l’architecte dans de telles situations : le premier est celui de la représentation, à savoir donner à décrire et à comprendre les lieux, aussi bien dans un but technique que celui de la communication avec les habitants qu’avec les acteurs extérieurs. Le deuxième est technique, à savoir que l’architecte est à même de conseiller les gens sur la question de la réduction des risques, aussi bien en termes d’incendie que d’inondations ou de tempêtes. Enfin, l’architecte a un rôle projectuel, à savoir faire émerger les besoins spatiaux et leur donner une forme, en travaillant en concertation avec tous les acteurs locaux.
Plus de 15 ans plus tard, quels enseignements en tirez-vous aujourd’hui et comment cela affecte-il la conception ?
Il y a énormément à apprendre de l’architecture des bidonvilles, en termes techniques mais surtout en termes humains. Il semble que peu à peu l’architecture en France s’est assujettie à des questions de techniques et de rentabilité foncière, en oubliant qu’il y avait des gens à l’intérieur. L’architecture des squats et des bidonvilles est faite par les habitants pour les habitants. Elle souffre de nombre de défauts techniques et met le plus souvent les personnes en situation de risques, mais elle présente l’avantage d’être parfaitement pensée pour les usages de ceux qui l’habitent.
Cette manière d’aborder l’habitat influence notre travail sur les logements traditionnels. Elle nous impose de requestionner la manière d’habiter, le sens économique des bâtiments, leur fonctionnalité et évolutivité.
Comment cette expérience résonne avec la crise actuelle des migrants et des réfugiés ?
L’arrivée des migrants en nombre pose de nombreuses questions à la ville telle qu’elle s’est construite au cours des deux cents dernières années. On parle des migrants mais on pourrait parler des victimes et des réfugiés de toutes sortes, des incendies du sud de la France ou de l’ouragan Harvey au Texas.
L’administration étasunienne a commandé ex nihilo des milliers de maisons préfabriquées aux entreprises locales mais sans aucune pensée ni architecturale ni urbaine. Ces maisons sont des maisons bien réelles, pérennes, mais à construction rapide. Personne n’a pensé quelle forme on pourrait leur donner et la manière de les disposer et ce sont les fabricants eux-mêmes qui ont indiqué qu’il y avait un problème, qu’ils ne pouvaient pas travailler comme cela.
De plus en plus, des populations nombreuses vont être amenées à se déplacer en masse, puis à se déplacer à nouveau dans des délais relativement brefs. Cela pose des défis à l’architecture et à l’urbanisme qui ne se posaient pas de la même manière dans le passé. La question de la transformation, de la démontabilité et de la reconstructibilité de l’architecture se pose plus que jamais.
L’attention portée aux migrants, pour citer Marie Baléo*, «pose plus largement le problème de la raréfaction des logements abordables pour les ménages à faibles revenus qui constituent, à l’instar des réfugiés, une population défavorisée souffrant de difficultés d’accès à l’emploi et à la mobilité». Qu’en pensez-vous ?
Les logiques foncières mêlées aux préoccupations de développement durable et la raréfaction de l’espace quand on ne veut et ne peut plus avoir une extension urbaine infinie amène à devoir inventer de nouvelles manières de fabriquer l’architecture, en particulier le logement. Tous les modèles dominants, non seulement constructifs, mais également législatifs, financiers, notariaux semblent complètement obsolètes quand les politiques publiques fabriquent de plus en plus de pauvreté et de précarité.
L’attention portée aux migrants est tout simplement celle portée aux personnes les plus exposées à la crise du logement. S’intéresser et travailler pour eux, c’est le faire pour chacun d’entre nous car ces questions se poseront à tous tôt ou tard.
En quoi le bâtiment Promesse de l’Aube est-il la synthèse de vos recherches (sachant que ce bâtiment n’est pas conçu pour des migrants mais pour des SDF) ?
Pour la Promesse de l’Aube, conçue avec l’architecte Guillaume Hannoun, la Ville de Paris et l’association Aurore nous ont donné carte blanche pour mettre en place les principes sur lesquels nous travaillons depuis des années : une architecture adaptée à l’homme dans ses besoins, qui sache faire la place tout autant à des espaces de vie intimes que collectifs, qui laisse des espaces à l’habitant pour s’investir et s’approprier son habitat. Le bâtiment est pensé eu plus proche des usages, avec des lieux dédiés aux activités individuelles ou collectives, sans affectation définie à l’avance pour que les habitants aient le choix. On rejoint ainsi la notion de «bâtiment sans programme», où l’architecture prend toute sa place.
Le bâtiment a été rapide à construire, il est démontable et remontable ailleurs. Mais ce dont nous sommes particulièrement heureux, c’est que cela ne se voit pas. Nous nous faisions la réflexion, en l’observant six mois après son ouverture, que c’était sans doute le bâtiment de logement dont nous étions le plus heureux, sans que nous ayons à prendre en compte ses spécificités techniques.
Suite à un travail très précis mené sur son environnement – nous avions notamment relevé précisément la forme et le type de tous les arbres qui le bordent – le bâtiment se glisse et s’insère dans le bois comme s’il avait toujours été là. Nous avons repris le système de bardage qui mixe les essences de bois que nous avions déjà expérimenté sur le bâtiment Olivarius à Cergy car il permet à la fois d’offrir une grande richesse dans la variété des essences et les garanties de pérennité exigées par le bâtiment. Les jeux sur les panneaux de couleurs, qui ont toujours été une de nos signatures, apparaissent alors comme des éléments animés qui jouent avec les couleurs du Bois de Boulogne.
Il est à noter que le bâtiment n’est pas installé sur une parcelle de la ville, mais sur une voie publique temporairement déclassée. Nous trouvons ce principe important car il inscrit ce principe que le bâtiment dépasse les logiques foncières.
Les villes allemandes ont su mettre en place une politique d’accueil des migrants/réfugiés efficace*. Quels sont les freins selon vous en France à la mise en place d’une telle politique ?
Nous menons depuis deux ans un programme de recherche sur le concept de «Ville Accueillante». Ce programme, financé par le PUCA et la Ville de Grande Synthe, a pour objet de mettre à disposition des décideurs les outils architecturaux et urbains permettant de mettre en place de telles politiques. L’équipe est pluridisciplinaire et regroupe aussi bien des architectes que des designers (Raphael Cloix), des urbanistes (Dorothée Boccara), des sociologues (Valérie Foucher Dufoix), des anthropologues (Michel Agier et Céline Barré), un géographe (Michel Lussault) et même un photographe (Bruno Fert). Tous les outils sont là. Il ne manque que la volonté politique qui pour le moment n’a véritablement été mise en place que dans deux lieux, à Grande-Synthe et partiellement à Paris.
Au risque d’une réglementation à deux vitesses, les Allemands sont revenus sur certaines normes de la construction pour pouvoir construire plus rapidement des centres d’hébergements. Quelles règles et quelles normes vous semblent aujourd’hui inadaptées dans ce domaine ?
Dans le cadre du projet du Bois de Boulogne, toutes les normes de construction existantes ont été respectées, y compris le permis de construire qui a été particulièrement complexe à mettre en place, même s’il a été obtenu au final sans problème et qu’il n’ait ensuite fait l’objet d’aucun recours, tant le travail était précisément ficelé. Seule la question du rapport aux fondations du bâtiment pourrait être discutée, car certains éléments du code de l’urbanisme exigent des fondations bétons ancrées pour reconnaître le statut de bâtiment.
Il n’en reste pas moins vrai que c’est un des lieux où le Permis de Faire prend le plus son sens. Il est par ailleurs à noter qu’un des derniers actes de la présidence Hollande a été de faire évoluer l’article R421-5 du code de l’urbanisme, en dispensant de toute formalité pendant un an les «constructions nécessaires à l’hébergement d’urgence des personnes migrantes en vue de leur demande d’asile». C’est un pas important, même s’il serait heureux d’étendre cette durée à au moins cinq années.
Propos recueillis par Christophe Leray
*Voir notre article De la politique, à Paris et à Hambourg