Anne Démians fait décidément l’actualité. Après avoir inauguré fin août 2019 une cuisine centrale à Nice, c’est une nef conçue par son agence dans le jardin de l’Hôtel-Dieu, sur l’île de la Cité à Paris, à côté de Notre-Dame, qui fait début septembre les titres de la presse. Une nef éphémère, construite en moins d’un an, qui ne cède en rien aux injonctions de la consommation ? Grands dieux !
Depuis l’incendie de Notre-Dame, le 15 avril 2019, et en attendant la restauration ou reconstruction de sa charpente et de sa flèche, Paris vaut bien une nef et nombreux sont les impétrants à vouloir faire œuvre charitable en proposant un ouvrage temporaire pour les fidèles et pèlerins. Il faut dire que Monseigneur Patrick Chauvet, recteur de la cathédrale, trois jours à peine après Armageddon lançait un cri du cœur pour la construction «d’une église temporaire sur le parvis».
Envoyé comme cela à la cantonade, son appel a été entendu loin et, depuis le printemps et tout l’été, les projets arrivaient en nombre à grand renfort d’humilité, telle cette chapelle éphémère, «en bois brûlé» de l’agence internationale Gensler, ou alors, carrément, cette «cathédrale éphémère», en bois aussi, proposée par un enthousiaste jeune architecte parisien.
Ce flux tendu de projets temporaires sur le parvis va enfin cesser, tout simplement parce que construire à cet endroit serait une aberration. Le JDD l’a confirmé le 8 septembre. Il existera bien une nef temporaire en 2020, mais pas sur le parvis, dans le jardin de l’Hôtel-Dieu, juste à côté. Il suffisait d’y penser ! Cette nef sera en bois également et couverte d’une membrane translucide en polypropylène.
En réalité, toutes ces agences qui ont phosphoré tout l’été pour la meilleure église temporaire sur le parvis, faisant la course à la publication, ont perdu leur temps depuis le début car, dès l’appel de Mgr Chauvet, indique le JDD, le directeur général de l’AP-HP, Martin Hirsch, a proposé de mettre à disposition une partie de l’Hôtel-Dieu afin d’assurer la «continuité de l’accueil des pèlerins, visiteurs et touristes», au nombre de 13 millions par an, précise le journal. Une proposition séduisante.
Martin Hirsch pouvait s’engager en connaissance de cause. En effet, une vaste transformation de l’Hôtel-Dieu est dans les tuyaux avec un projet remporté en mai 2019 par Novaxia, investisseur, et les architectes Anne Démians et Pierre-Antoine Gatier. Le chantier, côté parvis, ne devant pas démarrer avant 2023, l’ancien président d’Emmaüs France ne pouvait pas ignorer les vertus de la préfiguration urbaine, soit ces initiatives d’urbanisme transitoire qui se développent en raison des coûts de plus en plus élevés d’immobilisations de plus en plus longues des terrains et des immeubles vacants. Cette occupation de transition se manifeste au travers de lieux éphémères qui «préfigurent» pour les habitants et/ou usagers de futurs usages des bâtiments ou, à tout le moins, une future transformation des lieux*.
La proposition du patron de l’AP-HP apparemment envisagée avec enthousiasme par les pouvoirs en place, ne restait plus à Anne Démians, et Novaxia sans doute, qu’à donner corps à ce concept d’accueil, ce qui fut fait au cœur de l’été. Et Martin Hirsch de dévoiler le projet début septembre 2019.
Cette nef – 55m de long, 13,5m de large, 16m de haut – est «la résolution simple d’une question simple : comment accueillir les pèlerins du monde entier sans encombrer la vue de la plus belle des patientes que l’histoire de la chrétienté nous aura laissée ?», indique Anne Démians.
L’usage de l’ouvrage n’est certes pas encore parfaitement défini mais il a clairement vocation à recevoir les Parisiens, le grand public, les touristes, les pèlerins et les fidèles, même s’ils ne viendront sans doute ni tous ensemble ni au même moment selon les évènements, la saison et l’heure du jour. En tout cas, la nef – avec ouvrants pliants ou avec ouvrants à guillotine en l’état du projet – se veut un espace capable, ouvert à de multiples possibilités, ce que traduisent les nombreux accès prévus par l’architecte qui sont autant de possibilités d’aménagements et d’usages futurs.
Puisque les messes de Notre-Dame sont célébrées dans l’église Saint-Germain l’Auxerrois, dans le 1er arrondissement, la nef ne sera pas consacrée et ne sera pas un lieu de culte. «C’est la polyvalence d’accueil qui est intéressante», souligne Anne Démians.
Maintenant, voyons.
Cinq jours avant l’article du JDD, un collectif d’architectes, et non des moindres, publiait dans Le Monde (03/09) une charge virulente contre les futurs aménagements de la gare du Nord, déplorant «un projet inacceptable et une grave offense aux usagers du transport». «Ce cadeau au commerce se paie de parcours allongés et inutilement compliqués», écrivent-ils. Selon eux, transformer la gare du Nord en vaste centre commercial pour ses 700 000 voyageurs quotidien est un projet dispendieux et disproportionné autant pour le quartier que pour l’œuvre de Jacques Ignace Hittorff, son architecte.
Le lendemain, dans le même journal, Claude Solard, directeur général de SNCF Gares & Connexions, répondait à la charge de la brigade légère. «Cette transformation concerne prioritairement les voyageurs du quotidien, les millions d’usagers des RER et des trains de banlieue. Pour eux, la nouvelle gare sera plus grande (deux fois et demie), plus accessible, plus agréable et proposera plus de services et de commerces. Les connexions avec les RER B, D et E et les métros des lignes 2, 4 et 5 seront plus rapides et plus simples pour les voyageurs. Redimensionnée en 2001 pour 500 000 voyageurs par jour, en accueillant à ce jour 700 000, la première gare d’Europe accueillera 900 000 voyageurs en 2030».
Les uns et les autres ne peuvent pas s’entendre, les premiers parlent de qualité de vie, «d’un espace civilisé de mouvement et de rencontre», le second répond par des chiffres et des équations dont le résultat est «zéro déchet, zéro gaspillage alimentaire, avec une large place laissée à l’économie solidaire et aux circuits courts». La preuve la gare routière deviendra «une écostation bus de nouvelle génération» ! Les premiers parlent du libre arbitre des voyageurs, dont les parcours sont contraints à fins commerciales, le second parle de tarifs des billets de train qui n’augmenteront pas, «et sans alourdir les impôts de nos concitoyens». Un miracle !
Projet de ville ou projet de société financière, il est de toute façon question d’argent.
C’est d’ailleurs exactement l’angle sous lequel, en mai 2019, le projet de Martin Hirsch de transformation de l’Hôtel-Dieu a été initialement compris et relaté par la presse. Or, lors de la présentation de la nef par le JDD et la reprise de l’info par les médias nationaux de tous ordres, il ne fut plus question de gros sous sinon pour en préciser le coût (2M€ issus du mécénat orchestré par Novaxia).
Les tribunes publiées dans Le Monde permettent opportunément de justement comparer les deux projets. La gare du Nord, c’est 50 000m² de surfaces construites, dont 20 000m² de commerces. Quant à l’Hôtel-Dieu, pour à peu près la même surface construite (55 000m²), 14 000 m² sont dédiés à un incubateur de biotechnologies et d’intelligence artificielle, 3 000m² à un Pôle solidaire tandis que 35 000m² sont réorganisés en quatre pôles médicaux, dont l’accueil des urgences. Le commerce ne compte que pour 3 000m².
Dit autrement, celui de l’Hôtel-Dieu est un projet où le commerce a certes sa place mais sans maîtriser le plan directeur. Sinon, pour pousser la logique gare du Nord jusqu’au bout, pourquoi ne pas construire en ce cas des mini centres commerciaux à l’entrée de chaque école, pour les fournitures ? Et laisser les géants de la grande distribution se partager les maternelles, les marchands de crayons de luxe dans les beaux quartiers ? Et pourquoi pas à l’hôpital, en attendant les infirmières débordées, faire un peu de shopping ? Des pansements Gucci ?
Projet de ville ou projet commercial ?
Petit ouvrage de 700 m² seulement, cette nef dédiée à l’accueil de tous se révèle symbolique d’une nécessaire diversité des approches. En effet, au-delà de la seule logique mercantile, la démonstration est faite à l’Hôtel-Dieu de Paris qu’il est possible d’imaginer un développement dynamique et équilibré de la ville sur d’autres valeurs que le commerce. Ici, en l’occurrence, l’excellence médicale et hospitalière va de concert avec un bâtiment plus ouvert, fédérateur et proposant un accueil plus large et plus urbain des Parisiens et des visiteurs. Ce qui a quand même plus d’allure qu’un énième centre commercial géant. Les investissements sont les mêmes, tout dépend de ce que l’on en fait. Voilà un sujet de fond pour les épiciers et tous ceux qui font la ville, ou entendent s’y employer.
Malgré la belle assurance de Claude Solard, le DG de SNCF Gares & Connexions, la question demeure de savoir si la nouvelle gare du Nord sera prête bien clinquante pour les Jeux Olympiques de 2024. Cette question ne se pose pas pour la nef, qui devrait être livrée le 15 avril 2020 au plus tard pour un anniversaire plein d’émotion. Rarement bâtiment n’aura été érigé aussi vite à Paris. Un signe du ciel sans doute.
Christophe Leray
*Voir notre article Urbanisme transitoire : dernier intermède avant gentrification