Durant l’été 2022, l’Arabie Saoudite a présenté Neom, ville nouvelle conçue pour neuf millions d’habitants, un projet fondé sur un discours écologique volontariste. Pour autant, l’idée même fait grincer des dents les écologistes occidentaux toujours prompts à dénoncer le ‘greenwashing’ des autres. Alors écologique ou non, Neom ? Voyons.
Neom, tel est son nom, se veut être un « accélérateur de progrès humain » qui entend révolutionner la façon de concevoir la ville, rien de moins. Comme toujours avec leurs projets, les Saoudiens n’y vont pas par quatre chemins ; en l’occurrence, il n’y en a qu’un puisqu’il s’agit d’une ligne droite, la ville se résumant en réalité à la construction sur 300 m de large de deux barres parallèles de 170 km de long et 500 m de haut, de quoi faire passer le plan OBUS de Le Corbusier pour un immeuble banal !
Il faut entrer évidemment dans la lecture de l’ensemble des données du projet pour en comprendre toute la portée écologique, laquelle à première vue ne saute pas aux yeux. Venons-en aux chiffres comme dirait un expert en bilan carbone ! La ville consommera 51 km² de territoire pour faire vivre neuf millions de personnes, soit 176 470 hab./km²… Si ce n’est pas de la densité urbaine… ! La densité de Paris est d’environ 20 000 personnes au km² ! Pour autant, 95% du territoire sont laissés à la nature ; ce n’est pas tout à fait le zéro artificialisation nette (ZAN) mais avec seulement 5% d’artificialisation des sols, la performance est notable.
Les esprits grincheux diront que construire une ville dans le désert va nécessiter de la climatisation, que ce n’est pas le bon endroit, que cela ne sert à rien de vouloir faire vivre des gens dans un territoire inhospitalier. Certes mais, en même temps, artificialiser du désert ne vaut-il pas mieux qu’artificialiser des terres arables ? En Europe, la ville se construit et s’étend au détriment de terres agricoles ou de forêts ; n’est-ce pas plus dommageable que construire dans le sable ?
En tout état de cause, parce que leur territoire est pour l’essentiel un désert, les Saoudiens sont-ils condamnés à ne pas construire de ville pour héberger leur population ? N’est-ce pas là une vision un peu simpliste d’Occidentaux bénéficiant d’un climat tempéré ?
Dans cette ville progressiste, pas de rue, donc pas de voitures, voilà qui devrait réjouir là aussi les écologistes urbains les plus réfractaires ! Il faut bien avouer que la question du déplacement est probablement la plus aboutie, bien que probablement la moins réaliste, la promesse étant que chaque habitant soit à moins de quatre minutes d’un transport en commun, mieux qu’à Paris ! Un système efficace promet de parcourir les 170 km en… vingt minutes, soit une vitesse de pointe de 510 km/h une fois comptés les arrêts en station et les accélérations, décélérations…
Pour qui connaît les vibrations émises par le passage d’un métro à 50 km/h sous Paris, les ingénieurs de Neom vont devoir se surpasser pour éviter que tout l’immeuble ne tremble à chaque passage ! Pour le reste des déplacements, rien que du très banal, à base de taxis volants et de drones de livraison. Il paraît que nous aurons les mêmes à Paris pour les Jeux olympiques de 2024, ce qui rend l’annonce un peu décevante.
Neom sera construite à un carrefour logistique. Située au bout du Golfe d’Aqaba, avec l’extrémité de la ligne plongeant directement dans les eaux de la mer Rouge, il n’y aura qu’à se servir sur les porte-conteneurs passant vers l’Europe avant qu’ils n’empruntent le canal de Suez… Pas de livraison par avion, pas de création de nouvelles routes… la logistique du dernier kilomètre, ou des 170 derniers kilomètres, se faisant par drones. Pour les produits manufacturés non produits sur place, la logique semble plutôt pertinente.
La production locale n’est évidemment pas en reste et il est prévu que les neuf millions d’habitants ne soient pas oisifs. Neom doit accueillir nombre d’entreprises et de petites industries et, surtout, des fermes urbaines pour produire en masse la nourriture nécessaire aux habitants. Compte tenu de l’absence de conditions nécessaires aux cultures à l’air libre, n’est-il pas plus pertinent de construire des fermes urbaines dans un désert par essence stérile plutôt qu’en banlieue parisienne où il suffit de se baisser pour faire pousser des fruits et légumes en quantité ?
Evidemment se pose la question de l’énergie. Dans le désert, tout se joue avec le soleil ; pour alimenter l’ensemble des habitants, prévoir les panneaux photovoltaïques… L’eau sera directement puisée dans le golfe d’Aqaba.
Le traitement des déchets n’est pas particulièrement expliqué dans la brochure, ce qui est dommage parce que neuf millions de gens, à raison d’1,25 litres par personne, produisent près de 11 000 m3 d’urine par jour… Sans oublier tout le reste. Il va falloir valoriser ! Il paraît que l’urine est un excellent engrais, Neom deviendra peut-être une usine à engrais mettant ainsi à contribution chaque résident… Le désert environnant pourrait à l’avenir être fertile.
Reste bien sûr reste la question de la construction, et là… compte tenu des structures, le bilan carbone va en prendre un coup ! Point de construction bois, ou en terre crue… De toute façon, il n’y en a pas sur place ! Du bon gros béton et de l’acier en grande quantité, comme dans toutes nos villes européennes n’en déplaise aux écologistes… Néanmoins, construire en béton dans le désert, n’est-ce pas là l’assurance d’une fourniture de matériaux à pied d’œuvre, à condition qu’il puisse être utilisé pour la fabrication de béton ? Quant aux façades en miroirs, quoi de plus logique lorsque sont à disposition de hautes températures et de la silice, le tout, à défaut d’être biosourcé, pas moins géo-sourcé !
Bref, tout semble avoir été pensé pour que cette ville ait le moins d’impact écologique possible. C’est comme si les Saoudiens avaient appliqué à la lettre, avec obstination, le petit guide de la ville circulaire pour les nuls. Pourquoi alors les écologistes ne s’en réjouissent-ils pas ?
Il y a bien sûr le contexte politique et, malheureusement, les Saoudiens n’ont pas encore acheté les Droits de l’Homme pour les nuls. Nous nous en tiendrons ici cependant au projet et à ses promesses.
Ce n’est rien de dire qu’il suscite des commentaires offusqués mais n’y a-t-il pas dans ce ‘bashing’ comme une sorte de peur que cette ville, représentative de ce que doit être une ville durable avec l’application à la lettre de toutes les théories européennes actuelles, ne soit en réalité qu’un monstre d’absurdité ? Que cette ville parfaite, sans voiture, ne soit en réalité un univers totalitaire ? Si sa construction est envisagée dans un tel pays, c’est peut-être qu’il faut ce type de régime pour mettre en œuvre une cité où tout est sous contrôle ?
D’autant que dans une métropole ainsi constituée, seuls des gens extrêmement aisés peuvent y résider. Il n’est nulle part fait mention de coût au m² mais il n’est pas besoin d’être un grand devin pour comprendre que si les fonctions subalternes sont prévues pour être réalisées par des robots humanoïdes, c’est évidemment parce que seuls des millionnaires pourront se payer le luxe de vivre dans cette sorte d’arche de Noé… Y a-t-il neuf millions de millionnaires prêts à vivre dans de telles conditions ?
Ce qui est frappant dans ce projet comme dans les théories qui le sous-tendent, c’est le manque d’humanité dans la pensée, tout est tourné vers une « soutenabilité écologique » sans même s’interroger de la soutenabilité de la condition humaine qu’elle génère… Et si, avant de vouloir faire la ville durable, d’aucuns commençaient par le postulat de faire une ville désirable ?
Aujourd’hui des travaux de Neom ont commencé mais le scepticisme demeure, les pétrodollars ne font pas tout. Construire pour neuf millions d’habitants nécessite d’avoir peu ou prou le même nombre d’acquéreurs… En 2006, il y eut Masdar, ville durable au plan carré prévue pour 50 000 habitants pour laquelle ses promoteurs usaient des mêmes propositions techno-écologiques. A ce jour, faute d’investisseurs, elle ne compte qu’une petite dizaine de milliers d’habitants. Quant à ses promesses écologiques, elles ont duré le temps d’un mirage dans le désert.
Stéphane Védrenne
Architecte – Urbaniste
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