En 2017, les amateurs d’art contemporain et Notre-Dame de la Tuyauterie fêtent leurs noces d’émeraude, c’est-à-dire quarante ans. Si aujourd’hui, personne n’imagine plus la piazza Beaubourg sans son musée, œuvres de l’architecte italien Renzo Piano associé au britannique Richard Rogers et à un autre transalpin, Gianfranco Franchini, c’est parce que le paquebot a finalement gagné ses galons autant en architecture qu’en muséographie et est aujourd’hui devenu «le» modèle du grand musée.
Le mariage, qui semble aujourd’hui d’amour, était pourtant fort mal engagé le 31 janvier 1977 lorsque Valéry Giscard d’Estaing inaugurait le nouveau centre Pompidou. N’est-ce pas le propre des plus belles histoires que de vivre des passions survoltées ? L’art contemporain hébergé dans les musées a su déchainer les passions.
Sauf que les grands musées conçus au tournant des années 80 sont davantage reconnus pour leur architecture que pour leurs collections. La plupart des visiteurs qui entrent dans le centre Pompidou ne visite d’ailleurs pas les collections. Le bâtiment se fait œuvre. Il n’est donc pas anodin de remarquer que les plus prestigieuses collections du monde, comme celle du MOMA de New-York par exemple, sont installées dans des bâtiments peu reconnus, le contenant n’entrant pas en concurrence avec le contenu. Beaubourg en fut l’une des premières exceptions.
L’’utilité sociale d’un musée, lorsqu’il permet à l’individu d’accéder à la connaissance, n’est plus à démontrer. Malgré Internet et la mondialisation de la culture, les musées restent d’ailleurs plébiscités. La grande fréquentation du Paquebot parisien de la culture ne sera pas pour le démentir.
A Paris, comme à Bilbao ou à Abu Dhabi, la démarche qui consiste à aller découvrir les œuvres originales a permis de faire évoluer la ville. Dans les villes moyenâgeuses, les églises généraient les points de tensions urbains. Les grandes métropoles actuelles ont toutes leurs musées, leur temple de l’artefact. Comme si le musée était devenu une nouvelle église. Notre-Dame des Tuyaux n’est-ce pas ?
Selon Richard Scoffier, journaliste et critique qui donnait justement une conférence au Pavillon de l’Arsenal fin janvier 2017 sur ce thème, «le musée est le grand équipement qui nous apprend à voir les objets, pour permettre aux individus de se transformer, de se transcender». Ce n’est pas un hasard selon lui si la figure du musée est née au XVIIIe siècle sous le crayon de Etienne-Louis Boullée (1728 – 1799), qui lui donna la forme d’un temple gréco-romain, «un temple de la connaissance en somme, sans limite et pouvant s’étendre à l’infini».
Renzo Piano et Richard Rogers ont singulièrement fait évoluer le cabinet de curiosités, ancêtre de nos musées et lui-même issu du Studiolo de François de Médicis. Les grands hommes accumulaient pour comprendre, pour engendrer la connaissance et, par voie de conséquence, pour s’améliorer et devenir meilleur. Par sa stature indiscrète dans la ville, le Pompidolium est devenu, à l’échelle de Paris, «un des lieux symboliques de cet auto-engendrement de l’individu», indique Richard Scoffier.
Pour le critique, Beaubourg est une forme de collecteur dans lequel «les individus vont ensemble ni pour voir ni pour consommer. Il s’agit d’être côte à côte, dans la collection, à proximité des œuvres qui irradient». La collection n’est plus le principal attrait du lieu, ce que les Italiens et l’Anglais avaient bien compris, notamment en proposant à la fois un vaste parvis extérieur, la piazza, et un vaste parvis intérieur, sur tout le rez-de-chaussée du musée.
En opérant cette continuation de l’espace public du dehors vers le dedans, Beaubourg fit quelques émules, parmi lesquels Herzog et de Meuron pour la réhabilitation de la Tate Modern Gallery à Londres ou encore les frères Aires Mateus pour la construction du Centre de Création Contemporain Olivier Debré à Tours. Si le parvis est destiné au rassemblement du corpus social, alors le grand musée du XXe siècle rappelle aussi le grand forum romain.
«Le lieu dessine un nouveau corpus social citoyen qui s’incarne dans son propre corps, en se matérialisant dans l’articulation de la piazza et de la chenille (escalator extérieur). En effet, chacun peut s’observer tantôt depuis la place, tantôt depuis l’escalator, voire même depuis les terrasses», observe Richard Scoffier.
A Beaubourg, la maîtrise technique des architectes leur a permis de proposer des plateaux libres, aucun mur porteur sur les plateaux de 7 500 m². Les cimaises fixes sont supprimées au profit de cloisons mobiles ajustables à l’envi selon les besoins. Là, rien de nouveau en 1977, puisque neuf ans auparavant, Lina Bo Bardi avait réalisé la même prouesse au MASP de Sao Paulo, au Brésil. En effet dans le vaste espace d’exposition, aucune cimaise, les toiles y sont comme en lévitation. «C’est une idée qui a hanté Renzo Piano jusque dans la muséographie de la Fondation Venova à Venise», soutient le critique lors de sa conférence.
Plus que sa muséographie, la programmation de la «verrue d’avant-garde» était nouvelle puisqu’elle incluait, en plus des salles d’exposition permanente, une bibliothèque publique, un centre de création industrielle et l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (Ircam).
«Je voudrais passionnément que Paris possède un centre culturel comme on a cherché à en créer aux États-Unis, avec un succès jusqu’ici inégal, qui soit à la fois un musée et un centre de création, où les arts plastiques voisineraient avec la musique, le cinéma, les livres, la recherche audiovisuelle, etc. Le musée ne peut être que d’art moderne puisque nous avons le Louvre. La création, évidemment, serait moderne et évoluerait sans cesse. La bibliothèque attirerait des milliers de lecteurs qui du même coup seraient mis en contact avec les arts». Tel était le vœu du président Georges Pompidou (1911 -1974), exprimé dans une interview accordée au journal le Monde en 1972. Au regard des chiffres de fréquentation de chacune de ces institutions, ce pari fut relevé.
Insertion urbaine, architecture, muséographie, programmation… tout dans l’objet Beaubourg contribue au succès que connaît aujourd’hui le lieu qui accueille la troisième plus importante collection d’art contemporain du monde. Ces 3,3 millions de visiteurs en 2016 n’auront eu de cesse de montrer, en ces temps où la culture est la première touchée par les crises économique et politique, que la culture, qu’elle soit de masse ou d’élitiste, attire, enseigne et doit être protégée. Bon anniversaire !
Léa Muller