
Le Louvre doit rester sanctuarisé, protégé physiquement et symboliquement. La logique du continuum, appliquée à un tel lieu, est donc contradictoire : l’ouverture menace ce que l’espace doit préserver. Chronique.
Notre société a du mal avec l’idée de sanctuariser, de protéger un espace dans la ville et c’est bien normal. Être le plus largement accessible, c’est évident quand il s’agit d’un palais royal, lieu à l’origine fermé, devenu musée, lieu de mémoire, d’identité. Être accessible à tous tout en étant fermé, sécurisé, « bunkérisé ». Une contradiction ?
Fallait-il recréer les douves ? Faudra-t-il les refermer et les couvrir de dalles de verre pour mieux protéger, sécuriser le musée ? Trop tard. C’est fait.
Le projet actuel de l’établissement public du Louvre, partagé par la ville de Paris, est d’ouvrir. Les bonnes idées ont la vie longue, le Louvre doit devenir une incarnation contemporaine du continuum : « rendre le musée visible, accessible, et connecté à l’espace public, transformer un monument historique en une expérience urbaine fluide ». Il fallait y penser.
En attendant, « ils » sont venus avec un monte-charge et ont ouvert le plus grand musée du monde en deux coups de cuillère à pot !
La bonne idée aurait été de remplacer la façade de Claude Perrault par une magnifique enveloppe de verre ondulant constituant pour l’ensemble du « monument » une deuxième peau. Elle permettrait de réguler les températures et d’assurer la sécurité mais surtout d’assurer une continuité avec une des façades de la Samaritaine. Le tour était joué !
Le paradoxe du continuum urbain c’est que l’ouverture menace la sanctuarisation.
Il faut rappeler que l’urbanisme moderne a fait disparaître la notion de limite pour proposer un espace continu, sans frontières, sans histoires. Dans les années ‘70, certaines doctrines urbanistiques ont aboli les frontières : tous les bâtiments publics, jardins et équipements devaient s’ouvrir sur la ville, créer des flux continus, effacer les limites. Au nom d’une ville fluide et accessible, les universités, les hôpitaux et les jardins privés ont ainsi été intégrés au tissu urbain. Les jardins de Matignon se sont ouverts sur la rue de Babylone, ceux du musée Rodin sur la rue de Varenne et bien d’autres expériences ont été conduites. Peut-être même que l’hôpital Sainte-Anne a tenté l’expérience !
Toutefois, ce continuum de l’espace a produit des effets pervers. Le plus connu étant le chaos des périphéries. L’ouverture radicale, lorsqu’elle est appliquée sans discernement, fragilise la ville.
Personne ne peut se réjouir du drame que le Louvre vient de vivre, toutefois l’ouverture proposée (par le concours actuel) en dit long sur la fragilité d’un projet porté par une idéologie aveugle. Comme l’explique une policière, pour accréditer la concentration des accès à l’est : « il suffira de contrôler la colonnade et ses abords » !
La ville de Paris avait déjà proposé la « chronotopie », l’utilisation partagée des espaces, en vue d’une optimisation des usages : l’ouverture des écoles a déjà commencé. Auraient suivi les églises, l’opéra et pourquoi pas le muséum d’histoire naturelle qui a servi récemment d’hébergement temporaire !
Le Louvre illustre un paradoxe. Les projets récents visent à ouvrir le musée sur la ville, à faire du monument un lieu fluide et accessible alors qu’un musée ne peut pas être traité comme n’importe quel bâtiment urbain. Il doit rester sanctuarisé, protégé physiquement et symboliquement. La logique du continuum, appliquée à un tel lieu, est donc contradictoire : l’ouverture menace ce que l’espace doit préserver.
La ville n’existe que par ses limites, ses seuils, ses frontières réfléchies. Ces seuils ne sont pas des obstacles, elles structurent l’espace, régulent l’accès, et protègent ce qui doit l’être. Valoriser la limite, c’est préserver l’ordre et la poésie de la ville, là où l’idéologie du continuum ne peut que créer le chaos. Une place doit avoir du sens faute de quoi, elle devient un parking. Accepter une limite, c’est commencer à vivre ensemble et ce n’est pas un hasard si notre mythologie attache autant d’importance à la séparation entre le public et le privé, entre l’intérieur et l’extérieur. L’idéologie de la transparence et de la disparition a réussi à rendre l’architecture française invisible. Depuis les années ‘70, tout a été fait pour réduire les différences et sans aller chercher bien loin, c’est dans cet échec qu’il faut trouver l’explication du choix des cinq impétrants retenus dans ce projet.* Aucune réaction de la profession d’architecte qui est anesthésiée. L’égalitarisme à la française montre ses limites et nous en payons aujourd’hui la facture.
Côté japonais, tout va mieux, les architectes japonais sont largement représentés. Il me revient à l’esprit l’image du centre de Tokyo, constitué par le palais Impérial, un sanctuaire inaccessible, un centre vide dont parle Roland Barthe (dans l’Empire des signes). Viendrait-il aux Japonais l’idée de l’ouvrir ?
Partout dans le monde, des musées sans collections se construisent, de véritables cénotaphes. Ceux-là peuvent rester ouverts jour et nuit !
Gageons que la prochaine expérience « des monte-en-l’air » qui s’intéressent au Louvre se fera avec des trompettes qu’ils utiliseront à sept reprises pour neutraliser l’ensemble des systèmes de sécurité et faire tomber toutes les fenêtres.
Alain Sarfati
Architecte & Urbaniste
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* Lire notre édito Faut-il brûler Le Louvre ?