Quand avez-vous pour la première fois… ? En tout cas, chacun s’en souvient toujours. Ici un architecte amateur de musique découvrait pour la première fois, en 2017, la grande salle de Brigitte Métra et Jean Nouvel. Un concert du saxophoniste Archie Shepp. Forcément inoubliable. Récit.
Confrères et consœurs ne cessaient de me presser d’aller visiter la salle de concert de la Philharmonie de Paris. Plus exactement, ils me pressaient d’aller assister à un concert tant la salle dessinée par Brigitte Métra et Jean Nouvel dégage paraît-il une sonorité d’exception.
Comme l’évoque Paul Bourget dans ses Essais de psychologie contemporaine, «de confrère à confrère, les éloges sont des certificats de ressemblance», étant moi-même un «Con de frère», je me devais donc de m’y rendre, de tendre l’oreille et pas que a priori.
Archie Shepp à la Philharmonie ! Rien que ça. Il fêtait cette année-là ses 80 ans, une aubaine. Billets en poche, places de choix, 1er balcon, face à la scène. Je suis accompagné et nous nous aventurons dans ce bâtiment aux allures de dandy mais un tantinet austère dans le clair-obscur de son entrée approximative.
Passé les portiques de sécurité, nous cherchons le foyer, non pas le foyer de jeune travailleur ou le foyer d’étudiant, le foyer, ce lieu qui réunit les gens autour d’un verre, histoire «d’atterrir» avant le concert. Nous ne découvrons hélas qu’une rampe distribuant des halls d’accès munis de lettrage tel celui d’un aéroport avec ses Halls A, B, C, etc. A ce moment-là, je ne pensais pas que j’allais décoller.
Nous empruntons la rampe, longeons les halls. Porte G, 1er balcon, on entre. Quel antre ! Un espace comprimé se dilate vers la salle Pierre Boulez, on est dans la salle, enfin. Les pupilles dilatées, je scrute le moindre centimètre carré tel un enfant déballant ses cadeaux de noël, déchirant le papier, puis le carton pour arriver à l’objet tant convoité en DEDANS.
Courbe et contre courbe, galbée et suspendue, «salle» est un mot éminemment féminin. Celle-ci est envoûtante, je la regarde autant qu’elle me regarde, elle m’effleure, me caresse, rassure mes émotions en suspens.
Bien calé dans mon fauteuil, me vient en mémoire L’œil et l’esprit de Merleau Ponty. Le philosophe évoque la différence entre «le voir et la perception» ; percevoir, dit-il, c’est d’abord voir ce qui n’est pas vu et voir au-delà de ce qui est vu. Brigitte Métra a-t-elle perçu nos sens pour les mettre à l’épreuve de nos émotions ?
Archie Shepp apparaît, traînant un peu des pieds compte tenu de son jeune âge. Nous entendons le frottement de ses semelles sur la scène, une ligne mélodique de Blues retentit dans la salle, pourtant aucun instrument en bruit de fond, le concert n’a pas commencé.
Archie Shepp, saxophone en bouche, la magie opère. J’entends d’abord son souffle avant la note, les ondes me heurtent, me traversent, me bousculent, le décollage est imminent….
Adolescent, j’écoutais la musique, et Archi Shepp, allongé sur mon lit, les yeux fermés pour mieux me laisser porter vers d’autres horizons.Pourtant pas question ici de fermer les yeux. Non, dans cette salle, la musique se regarde.
Un set bouclé, entracte, retour à la case départ. Rampe d’accès, pas de foyer. Je me décide à visiter les toilettes de ce prestigieux bâtiment. Quelle surprise ! Les détails n’étaient pas au rendez-vous, ni Dieu d’ailleurs. Désillusion totale ! Je m’empressais de faire ce que j’avais à faire pour retourner dans «cet antre» que je venais de quitter et recouvrer mes émotions.
Archie Shepp revient, le deuxième set démarre. Je décide de rester dans cet entre-deux qui sépare la rampe de la salle et permet aux personnes en fauteuil de s’installer pour assister au concert. Debout face à la scène, le son enveloppe mon corps en apesanteur, tous les sens happés par la musique.
Pour paraphraser Pierre Reverdy, «on ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux».
Merci Brigitte.
Gemaile Rechak
PS : Rêve ou cauchemar ? Vous aussi racontez votre première fois, c’est-à-dire votre première visite dans un bâtiment important pour vous ou emblématique. Contact[at]chroniques-architecture.com