Dans son agence, PCA-STREAM, située en plein cœur du Marais, à Paris, l’architecte protéiforme Philippe Chiambaretta tente de concrétiser « le Penser avant le Faire », une philosophie au service de l’architecture. Rencontre.
L’hôte des lieux porte plusieurs casquettes, celle d’ingénieur, de manageur, de conseiller stratégique, d’architecte… Son agence lui ressemble. Les bureaux sont dispatchés autour de la cour arborée d’un immeuble de la rue Vieille-du-Temple, dans le centre historique de Paris. Une petite centaine de collaborateurs aux profils étoffés : des architectes aux docteurs en urbanisme en passant par des diplômés de grandes écoles françaises ou des chercheurs des plus grandes universités y évoluent.
Le parcours de l’homme est atypique. A peine diplômé de l’école des Ponts et Chaussées, le jeune homme s’envolait pour les États-Unis pour parfaire d’une part sa formation d’ingénieur et, d’autre part, pour la consolider avec un cursus orienté ‘business school’ au prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT).
Engagé dans un cabinet de conseil où il restera deux ans, il développe son intérêt pour le design, comme processus global de création, et plus généralement les villes comme des artefacts pour habiter le monde. « Ce qui m’a amené à m’intéresser à l’architecture est que la ville est le condensé des problèmes du monde, une évidence, un raccourci de nos sociétés humaines. S’intéresser à l’avenir de Sapiens, c’est s’intéresser l’avenir de son habitat, et donc de la ville », dit-il.
La rencontre avec Ricardo Bofill, dont il dirigera pendant dix ans l’agence, réorientera sa vocation, le conduisant à s’intéresser à l’architecture, puis progressivement de prendre quelques cours à l’école qui deviendra l’ENSA Belleville, allant jusqu’à passer le diplôme d’architecte DPLG.
Pour certains le Graal, pas pour l’homme de l’art. « Je regardais l’architecture différemment, pas comme ceux qui sortent à peine du BAC. A l’école, j’ai compris à quel point cette formation était imparfaite face à toute l’immense complexité des sujets à traiter ». D’autant que l’exigence des écoles d’architecture lui semblait faible, problème très français que l’ancien conseiller en stratégie analyse en déplorant que les énarques qui dirigent les ministères n’orientent les budgets vers les grandes écoles. Ainsi, l’enseignement de l’architecture est de moins en moins financièrement doté, exigeant et respecté, à l’opposé des formations dispensées en Espagne ou en Italie. La recherche oubliée.
« J’ai eu la chance d’errer, de faire plein d’études avant, techniques, économiques, du management, d’évoluer avec des plasticiens. L’architecture n’était pas mon point de départ mais une ligne d’arrivée », analyse-t-il. Philippe Chiambaretta fonde son agence avec l’ambition de concevoir l’architecture différemment en se dotant d’une équipe pluridisciplinaire et d’outils intellectuels pour pallier les manques institutionnels qu’il avait constatés.
Créer une entreprise, et non pas un atelier, est nécessaire car le sujet, vaste, appelle une dimension collective de la réflexion autour du grand thème ‘qu’est-ce qu’habiter le monde ?’. L’architecture est une logique de production qui est à la frontière entre la politique, la technique, la sociologie et la création. « Au milieu, il se passe un quelque chose qui est l’architecture, comme fondement de ce que je voulais faire », précise l’architecte.
Avec la nature des enjeux architecturaux et l’urgence d’inverser la façon de concevoir la ville, il n’est plus possible de réfléchir sans faire et de faire sans réfléchir aux conséquences. Philippe Chiambaretta cherche à répondre à ce besoin d’apprendre en marchant et d’expérimenter avant de concevoir.
D’autant qu’au tournant des années 2000, l’architecture était touchée par le star-system. « La médiatisation fabriquait des marques dont on voit bien le jeu économique qui a commencé avec Gehry et l’effet Bilbao. Il s’agissait du même processus qui avait touché l’art contemporain, à l’attention des riches collectionneurs, ce qui me paraissait assez indécent », ajoute-t-il.
Pourtant, l’équipe travaille dans cette agence un peu comme dans un musée. Aucune photo de projets n’a pris possession des murs, ornés de livres, d’œuvres d’art contemporain, de magazines. « Les artistes que je collectionne portent un regard intéressant sur le monde. Je voudrais amener cet aspect-là dans l’architecture », précise le collectionneur.
« Les artistes ont un regard plus pertinent et lucide que les architectes sur le monde d’aujourd’hui et les scientifiques analysent plus justement et précisément les situations », dit-il. En 2005, la revue Stream (fondée entre-autre avec un des cofondateurs du Palais de Tokyo Nicolas Bourriaud et Julie Rouart, à l’époque directrice des collections d’art contemporain de Flammarion) émerge doucement pour répondre à ce besoin d’ouillage intellectuel pour penser à bien l’architecture, sur le modèle des revues historiques d’architecture ou d’histoire de l’art.
Stream, devient alors un réservoir de pensées dématérialisées et de points de vue qui créeront la matière prête à devenir forme et architecture. Il aura fallu trois ans de travail pour accoucher du premier numéro consacré à l’économie de l’immatériel. Suivront en 2012, Stream 02 sur les mutations des espaces de travail, en 2014, le troisième opus qui décryptait comment « habiter l’anthropocène », en 2017 un ouvrage qui s’attachait à comprendre les paradoxes du vivant et enfin un numéro 05, paru en 2021, consacré aux nouvelles intelligences.
Les thématiques abordées, parfois complexes, et qui donnent le champ libre à de nombreux intellectuels (dix philosophes dans le quatrième opus, qui a attiré l’attention du philosophe Bruno Latour) ont au début laissé un peu sur le carreau une partie des équipes pour qui cette revue était « la danseuse du président ». D’autant que l’énergie mise dans Stream devait cohabiter avec les projets de l’agence. Comment faire pour que le Penser percole avec le Faire ?
Il aura fallu dix ans de plus à l’agence pour construire cette étape. En 2012, After Office a permis de réfléchir aux nouveaux espaces de travail, peu de temps après la crise des ‘subprimes’. Les théories développées ont pu être mises en pratique dans le #cloud.paris, bâtiment de 40 000 m² occupé immédiatement par Facebook ou BlaBlaCar, devenu un catalyseur de talents en plus de créer de la valeur.
En interne et en externe, chacun a commencé à comprendre l’intérêt prospectif de Stream. Le quatrième numéro a d’ailleurs scellé cet engouement en mettant sur le devant de la scène un mot désormais dans toutes les bouches : l’anthropocène. Il aura fallu plus de 14 ans pour que les architectes s’emparent de ces considérations, formulée par Bruno Latour auparavant. « Les architectes manquent cruellement de temps pour conduire des recherches théoriques », déplore l’homme de l’art.
La revue Stream place la barre haute en restant prospective. Alors que Philippe Chiambaretta est invité au Collège de France ou dans les grandes écoles, la nécessité de créer un niveau intermédiaire dans le Penser s’est aussi faite sentir. Depuis 2018, l’agence PCA-STREAM développe un département de recherches appliquées sur la « ville-métabolique », dont le travail est plus concret, moins lié à des questions philosophiques mais plus porté sur des axes de recherches qui intéressent l’architecture comme sujet de construction.
Penser coûte cher. Environ 100 000 euros pour trois ans, pour le moment autofinancés par les projets de l’agence malgré quelques aides d’Etat diverses et mal calibrées comme le crédit impôt recherche, dont la première demande a été retoquée : les recherches de l’agence ne s’appliquaient pas directement sur les constructions. « Nous avons vu à quel point le système était inadapté », déplore l’entrepreneur.
Si Penser n’est pas un acte commercial, il donne une visibilité internationale à l’architecte qui travaille régulièrement avec le MIT, Harvard, la PSL (l’Université Paris Sciences et Lettres) et d’autres institutions universitaires et de recherches, sans évoquer quelques concours avec de belles agences internationales, comme avec le Studio Gang.
Pour répondre aux enjeux architecturaux, urbains et environnementaux, PCA-STREAM propose une autre production, celle de la pensée et de la réflexion. Une autre façon de faire de l’architecture.
Léa Muller