Tout ce que le monde de la culture et de l’architecture fait de plus chic se pressait le 9 octobre 2018 à Beaubourg pour le vernissage de l’exposition consacrée à l’architecte japonais Tadao Ando. Cette photo a été prise lors de la soirée. Elle n’a pas manqué de faire réagir car, au-delà de six architectes adulés, cette image montre surtout à quel point l’architecture française est jeune, féminine, colorée !
Quand même, cette photo de groupe a de quoi donner le tournis. De gauche à droite, Dominique Perrault, Christian de Portzamparc, Tadao Ando, Renzo Piano, feu Paul Andreu (il décédait le lendemain) et Jean Nouvel ont été capturés lors de l’un des événements culturels les plus prestigieux de l’année. Tout de noir vêtus, ces six lascars semblent avoir réalisé le casse du siècle : 4 Pritzker prizes, 4 Praemium Imperial, 5 Equerres d’argent, 4 Grands Prix Nationaux d’architecture, 1 prix Aga Khan, 1 Mies Van der Rohe, 1 Lion d’or, 1 grand prix international d’architecture … Et il ne s’agit que des prix d’architecture remarquables !
A 75 ans en moyenne, quand d’autres sont depuis longtemps à la retraite, eux continuent, jamais fatigués, jamais rassasiés. D’autant que pour au moins quatre d’entre eux, la reconnaissance s’est faufilée très tôt dans leur déjà longue carrière. Renzo Piano avait 34 ans quand il remporte en compagnie de Richard Rogers et de Peter Rice le concours pour le centre Pompidou. Paul Andreu était à peine âgé de 29 ans quand il fut chargé de concevoir le terminal de l’Aéroport de Roissy. A croire qu’une bonne fée était de service cette décennie-là qu’elle désigna plus tard Jean Nouvel (et Architecture-Studio) du haut de ses 36 ans pour imaginer un des premiers travaux mitterrandiens, l’Institut du Monde Arabe et, plus tard, Dominique Perrault au même âge pour dessiner la BNF.
Comme si la bonne fée était toujours au-dessus d’eux, aujourd’hui encore, à 450 ans d’années cumulées, les six hommes de l’art continuent de caracoler en tête de bien des concours internationaux.
Avec tout le respect qui leur est dû, et il est grand, et sans doute peuvent-ils se réjouir d’un tel cliché, il y a quand même de quoi s’interroger ! Où est donc passée la relève de la garde, que d’aucuns pourraient espérer rajeunie, un peu plus féminine et un peu moins ‘vieil homme occidental’ ?
En 40 ans, la France a vu défiler pas moins de six présidents de la République pour qui l’architecture en particulier et la culture en général ont semblé tenir une place de moins en moins importante dans la politique de l’Etat. Certes les finances publiques se sont asséchées et ne peuvent plus désormais soutenir des projets d’architecture babyloniens comme ce fut le cas dans les années 80. Mais quand même, les présidents passent, ces six architectes-là sont encore bien là !
La demande a sans doute changé. Quand à leur époque la jeunesse était alors synonyme de fougue, d’audace et de renouveau, aujourd’hui les décideurs préfèrent, voire jubilent, de voir encore ces architectes multirécompensés s’affronter dans les arènes des concours. Certes la renommée fait le clou du spectacle mais n’est gage de réussite ni architecturale ni financière.
Ces six hommes toujours dans le vent ont eu pour maîtres Parent, Prouvé, Beaudoin et presque Le Corbusier. Ils ont en revanche su dépasser leurs enseignements pour proposer leur propre architecture.
Qu’en est-il aujourd’hui des trentenaires, des quadras et même des quinquas de l’architecture ? Les références à Le Corbusier, Parent ou Mies Van der Rohe sont dans toutes les bouches. Zumthor, Barragan ou Siza restent des cibles à atteindre, quand Herzog & de Meuron ne paraissent que rarement manquer leur cible. L’architecture nouvelienne ne laisse jamais de marbre quand Dominique Perrault creuse toujours un peu plus loin sa marotte de l’architecture enterrée tandis que celle de Portzamparc fait toujours recette.
Pendant ce temps-là, la majorité des architectes choisit une architecture dans l’air du temps, girouette souvent, parfaitement politiquement correcte, sans discours tranché afin d’éviter les recours et sans engagement personnel pour ne froisser ni les maîtres d’ouvrage ni le jugement des réseaux sociaux.
Les six architectes sont écoutés quand bien même leur parole est de plus en plus rare. Ils demeurent volontairement en dehors des sentiers académiques, exception faite des participations aux enseignements de l’école polytechnique de Lausanne de Dominique Perrault. Si de nombreux architectes se réclament de leur architecture, les six mondains n’ont pourtant que peu transmis, plus préoccupés peut-être à toujours chercher la prochaine commande. D’hommes de l’art à business men, la nuance est parfois infime.
Bref, toujours est-il que les belles commandes d’aujourd’hui vont aux jeunes d’hier, alors même que les commanditaires ont changé, Georges Pompidou ayant laissé place au Qatar, Mitterrand à la Chine. Sans doute que c’est dans les vieux pots…
Finalement, cette photo interroge : pourquoi la jeunesse est-elle totalement absente du cadre. Elle n’était pas invitée ? Est-ce une question de formation et un aveu d’échec sur la qualité de l’enseignement à la fois théorique, esthétique et technique des ENSA ? Est-ce une remise en cause de la créativité des plus jeunes générations, incapables de réellement innover ? Est-ce un manque d’audace, à la fois des maîtres d’œuvre mais aussi des maîtres d’ouvrage quant à la conception de bâtiments exceptionnels ? Est-ce lié à la frilosité du commanditaire public face à la réaction des administrés, dont le pouvoir de nuisance est de plus en plus inversement proportionnel à leur culture architecturale ? Est-ce d’une façon plus pragmatique, une question de moyens financiers ? …
Si cette photo de famille soulève nombre de questions, elle se garde bien d’y répondre…
Alice Delaleu