Il faut, pour devenir durable, sans hésiter courir plusieurs lièvres à la fois. Adieu le bon sens populaire, plongeons dans le chaudron de la complexité, des interférences, des dimensions croisées et des enchaînements. Chronique de l’intensité.
Un des classiques du développement durable se nomme double dividende, ou gagnant-gagnant. Il s’agit de faire en sorte de gagner sur plusieurs tableaux à la fois : je fais un effort pour l’environnement et en plus je gagne plus d’argent ! C’est bien connu dans le bâtiment : je m’isole mieux, je remplace mes vieux appareils et la chaudière ancestrale par des équipements récents et haut de gamme avec pour résultat que je consomme moins, rejette moins de CO² et dépense moins. La balance des paiements et mon porte-monnaie se portent mieux ainsi que les ressources de la planète et son atmosphère.
Un autre exemple est la limitation de vitesse sur route. Une seule décision dont découlent des dividendes multiples : économie de carburant, moins d’accidents, moins de pollution. C’est presqu’un hasard, les responsables de la sécurité routière et ceux de l’environnement navigant à l’époque dans des sphères bien éloignées.
Les exemples de double dividende sont nombreux. S’ils sont parfois des aubaines, tant mieux pour leurs bénéficiaires, ils résultent le plus souvent d’un travail fin, abordant tous les aspects d’une question. Par exemple, pour aller plus loin, le bénéfice social de la lutte contre la précarité énergétique – moins de maladies, d’absentéismes, de retards scolaires, etc. – ne serait-il pas supérieur au budget nécessaire à la rénovation de tous les logements. Des études le laissent penser.
Sachant qu’aucune solution technique ne vaut pour le monde entier, ce genre de convergence n’est pas automatique et invite à la recherche d’une bonne combinaison, à chaque fois une réponse nouvelle qui permet de se garder de l’uniformité. Un dividende supplémentaire !
Le concept d’études d’impact éclaire la question. Il s’agit au départ de ne pas saccager un milieu au motif que l’on court après un lièvre donné, si beau soit-il. Telle route, telle ligne nouvelle de TGV, ne doit pas se construire au détriment des territoires traversés et de leur environnement. Pour des raisons historiques, les impacts envisagés dans la loi de 1976, qui importe le concept en France en provenance des Etats-Unis, sont par nature négatifs : on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs.
C’était une vision défaitiste. Pourquoi un impact sur l’environnement ne serait-il pas positif ? La main de l’Homme serait-elle maudite ? L’exemple des grands travaux accomplis par les moines qui nous ont donné les Dombes, la Brenne et autres étangs pour les poissons du vendredi montre que l’on peut créer de la diversité biologique. En langage moderne, il est question de génie écologique. Cela ne tombe pas du ciel, il faut le vouloir, mais un impact sur l’environnement peut être positif.
Le double dividende prend ainsi naissance, il ne s’agit plus seulement d’éviter les impacts négatifs mais aussi de concevoir le projet de manière à ce qu’il produise le maximum d’impacts positifs. Passer progressivement d’une une vision linéaire – un objectif, une solution – à une vision systémique, où l’objectif est d’optimiser un ensemble de paramètres liés entre eux. Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement des impacts environnementaux puisque le mot s’est élargi à tous les aspects collatéraux d’une opération, dont la qualité dépend in fine de la combinaison de tous ces facteurs.
L’intensité, c’est la somme de toutes les utilités satisfaites par une opération. Elles sont de natures diverses, ne s’évaluent pas de la même manière. Certaines sont éphémères, d’autres permanentes ; il s’agit ici de bilans matières, et là de besoins d’ordre social ou culturel. Selon le contexte, le lieu, l’histoire du moment, les préoccupations dominantes des acteurs, l’agencement varie. Point de mesure commune, pas de possibilité de moyenner et de donner une note unique mais l’obsession de charger la barque au maximum, de combiner des avantages, d’obtenir le maximum de dividendes, dans tous les domaines.
Construire une maison répond en premier lieu à un besoin individuel mais elle doit en plus contribuer à l’enrichissement de son quartier, de son paysage et de sa vie sociale. Il y a quelques années, il fallait qu’elle consomme moins d’eau et moins d’énergie. Aujourd’hui, elle est censée produire plus d’énergie qu’elle n’en consomme et doit participer à la régulation du régime des eaux. Nous pourrions également évoquer ici la richesse biologique, les filières professionnelles locales, etc. Autant d’utilités, nombreuses, qui s’ajoutent au besoin premier et qui intéressent d’autres acteurs, les voisins, le territoire d’accueil, la planète.
Courir plusieurs lièvres à la fois, chercher résolument le beurre et l’argent du beurre, nous voilà en pleine transgression, ce qui est excitant mais dangereux. Une telle attitude ne s’improvise pas, elle a besoin de ses points d’appui, de ses références. C’est une culture de la complexité qui se construit et se diffuse, pour une vie plus intense.
Dominique Bidou
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