Le sombre bilan du covid n’est pas encore connu, la théocratie misogyne est régénérée, les milliardaires s’enrichissent et le monde entier court vers une catastrophe climatique irréversible. Pour paraphraser Jay-Z, l’humanité « a 99 problèmes, mais le Brexit n’en est pas un ». Sauf au Royaume-Uni. Chronique d’Outre-Manche.
Le pays accablé par la pandémie, le Brexit a disparu des fils d’infos en continu, mais il revient. Les travailleurs de l’Union européenne (UE), tels que les chauffeurs de camion, se sont évanouis, entraînant des pénuries alimentaires qui ont provoqué la fermeture temporaire de fast-food. Pour beaucoup, ne pas obtenir son menu KFC est aussi dramatique que possible. La puissance et la prospérité du Royaume-Uni sont peut-être en train de s’effriter mais qu’importe si vous avez votre boîte poulet/frites ?
Le Brexit est un sujet tellement complexe, profond et émotionnel que je limiterai la discussion à ‘Brexit et architecture’. Quelle est la relation architecturale entre l’UE et le Royaume-Uni ? Quelles sont les conséquences du Brexit pour les architectes basés au Royaume-Uni ?
Dans le domaine mondialisé de l’architecture où Américains, Japonais et d’autres emportent les commandes partout, il est permis de penser que le Brexit ne fait aucune différence. C’est pourtant le cas et les architectes britanniques se heurtent d’ores et déjà à des obstacles conséquents, pour enseigner dans l’UE notamment.
Alison Brooks, une étoile montante de l’architecture britannique déjà primée, est également professeure invitée à Madrid. Elle rapporte qu’elle a désormais besoin d’un visa pour y enseigner. C’est pour elle beaucoup de paperasse, ainsi que pour toute université de l’UE ayant des professeurs britanniques. Les écoles vont désormais y réfléchir à deux fois avant de renouveler les contrats.
La « paperasserie » envahit désormais tout ce qui traverse la Manche dans l’un ou l’autre sens entre le Royaume-Uni et l’UE. Cela vaut pour les architectes. Le gouvernement britannique ne reconnaît que les qualifications des Européens non britanniques qui se sont inscrits auprès de l’’Architects Recognition Board’ avant janvier 2021. Or tous ceux qui travaillent dans une agence d’architecture ne sont pas architectes, il y a donc au Royaume-Uni un problème plus large avec les citoyens de l’UE. La date limite pour toute demande de règlement de statut (Settled Status) a expiré en juin 2021.
A Londres surtout, c’est un problème pour les agences internationales. Chez Rogers Stirk Harbour + Partners (RSHP), selon John McElgunn, l’un de ses associés, 60% du personnel est européen. Il m’expliquait récemment qu’en 2016, « le lendemain du vote (Brexit) était comme un jour après des funérailles, c’était affreux ». Richard Rogers, le fondateur de l’agence, a fait ses débuts internationaux avec Renzo Piano lorsqu’ils ont remporté le concours du Centre Pompidou, et le dernier projet que Rogers a personnellement conçu avant de prendre sa retraite était la galerie en porte-à-faux des vignobles de Château La Coste.
Les bureaux de RSHP se trouvent à mi-hauteur du ‘Cheesegrater’ (la râpe), le gratte-ciel de 224 m de haut emblématique de Londres qu’ils ont conçu, mais l’agence a installé [au printemps 2021] une deuxième base dans le neuvième arrondissement à Paris. « C’était une décision tellement évidente », souligne McElgunn.
Les agences britanniques qui ont laissé leur empreinte en Europe pourraient suivre avec des bureaux un peu partout dans l’UE, certains l’ont déjà fait. David Chipperfield a établi un bureau à Berlin en 1998 qui compte maintenant plus de 100 employés et qui sera en charge des projets européens.
Pendant ce temps, Foster+Partners a une chaîne de treize bureaux hors de Londres, mais le seul en UE est à Madrid. ZHA, fondée par Zaha Hadid, n’a que Pékin comme avant-poste. Le cabinet d’Amanda Levette AL_A, architectes du MAAT de Lisbonne et actuellement en train de réorganiser les Galeries Lafayette sur le boulevard Hausmann à Paris, n’a d’autre base que Londres.
Quels impacts les architectes de l’UE ont-ils eu au Royaume-Uni ? Bien sûr, les influences pré-UE de la Grèce antique au modernisme corbusien sont omniprésentes. Cependant, durant l’époque de l’UE, où sont les grands projets ? Le plus grand gratte-ciel de Londres, The Shard (2012), est de Renzo Piano et les Néerlandais aident actuellement à la renaissance de Manchester mais peu d’autres architectes ont bousculé les choses.
Jean Nouvel a conçu à Londres un bâtiment à usage mixte sombre et élégant appelé One New Change (2010), avec un profil délibérément modeste afin que la cathédrale St Paul adjacente demeure incontestée. Nouvel lui-même l’a décrit comme un « bombardier furtif ». Sur un site à proximité, il a collaboré avec son copain Norman Foster sur les plans d’un gratte-ciel connu sous le nom de Darth Vader’s Helmet (le Casque de Darth Vader) mais la Force a prévalu et le projet n’a jamais abouti.
Aujourd’hui, nous n’en sommes plus à la « starchitecture ». Les tendances architecturales mondiales sont de redécouvrir l’échelle humaine et le sens du lieu, deux choses profondément ancrées dans le patrimoine européen. Maintenant, et de toute urgence, nous devons aussi construire un monde à zéro carbone net. L’architecture européenne peut y contribuer. N’est-il pas dommage qu’un vote serré basé sur les fausses promesses d’un gouvernement chauvin menace de faire de la contribution britannique un accessoire à l’effort européen ?
En 2004, le problème que Jay-Z disait ne pas avoir était « la garce (the bitch) », un mot péjoratif et macho désignant une petite amie ou une femme. En anglais, ‘a bitch’ signifie également un problème qui ne disparaîtra pas.
L’Écosse a ouvert la voie en adoptant une architecture européenne exceptionnelle, avec le Parlement écossais à Édimbourg – un ensemble postmoderne éclectique époustouflant, comprenant des fenêtres vraiment folles, par Enric Miralles, basé à Barcelone, décédé jeune avant la livraison de l’ouvrage en 2002.
Pro-européenne et désespérée d’être indépendante, peut-être que l’Écosse saura montrer la façon de se débarrasser d’une garce nommée Brexit.
Herbert Wright
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