A Manchester, il y a toujours le foot et la musique mais l’air – architectural – est désormais dégagé. Alors, que conçoivent aujourd’hui les architectes au sein d’une ville foisonnante ? Pour l’été, une promenade presque amoureuse dans cette ville animée par la brique et les affaires. Chronique d’Outre-Manche.
Manchester aime un grand peintre impressionniste français pourtant étrangement obscur en France. Les résultats de la recherche pour Adolphe Valette dans Wikipédia en français classent sa modeste entrée juste au-dessus d’une redirection vers Adolph Hitler. Né à Saint-Étienne, Valette a déménagé à Manchester en 1907. Ses peintures oniriques ont capté l’environnement bâti et la vie de la première métropole industrielle du monde, et ont saisi le crépuscule éternel d’une atmosphère humide et sale.
Il rentre en France en 1928, bien avant que Manchester ne devienne après-guerre une ville brisée, une étendue de friches prise en sandwich entre des usines de briques rouges fermées et de sinistres logements sociaux modulaires. Pendant des décennies, seul le football, puis des groupes comme The Smiths ou Oasis, rappelaient Manchester au reste du monde.
De nos jours, l’air de Manchester est clair (même s’il pleut beaucoup), et la ville a rebondi après le déclin post-industriel pour devenir la plus dynamique d’Angleterre après Londres. Son centre-ville, au cœur d’une agglomération de 2,5 millions d’habitants, est jeune et en pleine expansion, et les entreprises et les créatifs migrent du sud. L’Université de science et technologie de Manchester est de classe mondiale et la ville prend sa place sur la carte culturelle internationale. Tous ces facteurs conduisent à une nouvelle architecture. Alors, que conçoivent les architectes à Manchester ?
Le plus visible, comme dans de nombreuses villes, est une explosion de tours résidentielles de grande hauteur. Malheureusement, la plupart sont des boîtes orthogonales génériques. Il y en a beaucoup d’autres en construction et une proposition de loi parlementaire favorisant les développeurs au détriment de la consultation publique signifie que d’autres suivront. Manchester comme Londres est portée par le marché de l’investissement locatif au détriment du logement social.
Cependant, discuter au hasard avec des Mancuniens (comme on appelle les indigènes) révèle que beaucoup sont enthousiasmés par l’édification à leur horizon de ‘mini-clusters’ de type Dubaï, en particulier Deansgate Square qui compte quatre nouvelles tours conçues par l’agence SimpsonHaugh. La plus élevée atteint 201 m, bien plus haut que partout ailleurs au Royaume-Uni, à l’exception de Londres. Au moins, ces tours ont des formes sympas, les angles d’un plan carré s’étendant de sorte que leurs façades brillantes sont concaves.
L’architecte Ian Simpson souligne également qu’il n’y a pas dans ces tours de « porte des pauvres (‘poor door’) » ni d’entrée séparée pour les appartements moins chers. Deansgate Square propose un nouvel espace public conçu en terrasses de granit. Parsemée d’écrans décoratifs en acier Corten et desservie par une restauration design chic, la place donne sur un ruisseau qui a été nettoyé et récuré de ses déchets et qui attire désormais la biodiversité. D’autres refuges sans voiture voient le jour à Manchester. Pourtant, comme dans les développements haut de gamme construits un peu partout dans le monde, une certaine stérilité hante ces lieux.
Northern Quarter, le quartier bohème et non planifié de Manchester, est à l’opposé de tout cela. Quartier dense et à loyer modéré composé d’immeubles anciens, certains encore abandonnés, et de parkings, ses habitants ont du cœur et de l’estomac. Le quartier regorge aujourd’hui de tant de vie que les loyers augmentent et que les entreprises et commerces indépendants ressentent désormais la pression de la gentrification. Néanmoins, ces villages urbains, avec leur taille humaine, leur texture et leur diversité possèdent un dynamisme et une émotivité qui échappent aux architectes et aux urbanistes.
Au moins, la réaffectation de vieux bâtiments permet d’intégrer la mémoire de la ville, tout en économisant beaucoup d’émissions de carbone. Manchester compte énormément de vieux bâtiments industriels solides à transformer en lofts, ce dont témoigne le quartier appelé Ancoats, nouveau point chaud de style de vie loft ultra-tendance. Plus proche encore du centre, les architectes néerlandais Mecanoo mélangent l’ancien et le nouveau dans leur conception de Kampus. D’énormes immeubles d’appartements de hauteur moyenne se regroupent en zigzag contre d’anciens entrepôts, dans les ruelles, et transforment la ‘skyline’ tandis qu’un jardin public et un bar font face au florissant village gay de Manchester de l’autre côté d’un canal.
L’Université de Manchester compte une population étudiante de plus de 40 000 étudiants et, avec d’autres universités de la ville, elle stimule la demande d’architecture pour les héberger. Manchester n’a pas tardé à construire des tours de résidences étudiantes, une typologie architecturale récente, avec une tour de 107 mètres livrée en 2012 par Hodder and Partners (dirigé par l’ex-président du RIBA Stephen Hodder). Elle se trouve en limite du centre-ville, à l’extrémité du couloir universitaire d’Oxford Road, là où SimpsonHaugh a justement ajouté une deuxième tour étudiante.
Ces deux ouvrages seront rejoints bientôt par la tour ultra-mince Hulme Street de Glenn Howells ; large de seulement 14,8 mètres, elle atteindra 168 mètres de haut et sera la plus élevée à ce jour. Ses détracteurs l’appellent « la pierre tombale », ce qui est injuste car elle sera revêtue de brique, le matériau vernaculaire de Manchester.
Si la hauteur attrape le regard, d’aucuns apprécient les sensations fortes de la longueur. Cela nous amène aux bâtiments universitaires et au Manchester Engineering Campus Development, un autre projet Mecanoo qui sera livré fin 2021. C’est le projet le plus long construit à Manchester, au moins depuis l’époque industrielle. Dans un ensemble qui comprend des bâtiments historiques reconvertis, le bâtiment principal est le hall MEC de 238 mètres de long, une boîte de huit étages, en verre foncé Miesian et en acier, accessible au public. Le tout regorge d’atriums, de salles de classe, de laboratoires de haute technologie et compte deux grands auditoriums. Pourtant, caché derrière de vieux bâtiments, le bâtiment est pratiquement invisible depuis Oxford Road. L’ingénierie de Manchester a changé le monde, ici, elle devrait le faire à nouveau.
Qu’en est-il du renouveau culturel de Manchester ? Jusqu’à présent, il a déjà produit Hallé St Peters, une extension substantielle de la salle de concert d’une ancienne église d’Ancoats signée Stephenson Hamilton Risley Studio, et First Street, une zone créative colorée comprenant HOME (autre projet de Mecanoo) et une statue de Friedrich Engels, dont les recherches sur les conditions de la classe ouvrière à Manchester l’ont ensuite conduit à écrire avec Karl Marx le manifeste communiste. First Street est à quelques mètres du Club Hacienda, construit en 1981 et tragiquement démoli depuis, dans lequel Ben Kelly a créé l’esthétique intérieure urbaine et industrielle qui se répandra dans les clubs berlinois puis dans le monde entier.
Le prochain ajout culturel de Manchester sera la Factory conçue par OMA, un lieu phare en construction. Un volume angulaire au bord de la rivière, comme une version amplifiée de leur Casa de Musica à Porto, jouxte un volume en forme de boîte encore plus grand. Il est trop tôt pour en juger mais une jeune journaliste de radio n’hésite pas à qualifier de bâtiment d’« alien ». Peut-être, mais pas autant que le Performing Arts Center d’OMA à Taipei !
Que nous dit le nouveau paysage urbain de Manchester ? La sauvegarde des bâtiments anciens peut générer de futurs environnements urbains aussi dynamiques que n’importe quel gratte-ciel, et l’investissement dans l’éducation et la recherche est crucial. La confiance de Manchester en son architecture nous raconte que, malgré le Brexit, l’avenir de cette ville est prometteur.
Adolphe Valette trouverait stupéfiant le Manchester contemporain mais il ne serait peut-être pas entièrement surpris. Il a peint une ville qui ne s’arrêtait jamais pour se reposer. Peut-être que les architectes français devraient l’y suivre.
Herbert Wright
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