L’architecte et militant de gauche Roland Castro est décédé le jeudi 9 mars 2023 à l’âge de 82 ans. Chroniques ne fait jamais de nécrologie et préfère garder vive la mémoire des gens lorsqu’ils étaient vivants, surtout quand leur œuvre leur survit. Aussi, c’est l’occasion ici de republier ce portrait initialement paru en mai 2006. C.L.
Adossée littéralement aux murs du cimetière du Père Lachaise (Paris, XXe), la vaste agence Castro-Denissof-Casi offre un contraste saisissant entre la bonne humeur et l’effervescence des trois associés et le sérieux des collaborateurs. Le sourire y apparaît cependant comme la denrée la mieux partagée. Nous saurons plus tard que chacun, jusqu’à la secrétaire, est associé aux décisions. Rencontre.
« La fraternité, ça doit fonctionner », assène justement Roland Castro. A l’issue de deux heures d’entretien au cours duquel, dans une joyeuse confusion, nul ne sait plus qui parle de l’architecte, du militant, du candidat à la présidentielle, du « petit juif paumé du Limousin », c’est-à-dire qu’ils parlent tous en même temps, la conclusion de Roland Castro claque comme une oriflamme : « La fraternité, ça doit fonctionner ».
Malgré tant d’indications contraires, Roland Castro, 65 ans, aura passé sa vie à tenter de démontrer cette conviction. Aujourd’hui, il en a « les preuves ». Défendant sa cause à ses côtés, deux charmantes assesseures, Sophie Denissof, 50 ans, qui fut depuis 1981 de tous les combats, et Silvia Casi, 35 ans, nouvelle associée de l’agence qui entend, avec la foi des nouveaux convertis, en entretenir la flamme humaniste.
La cause en question est connue : « dès l’élection de François Mitterrand en 1981, je pense que la question centrale de son mandat concernera les banlieues et la grande fracture de la société française », explique Roland Castro. Comment le savait-il ? « J’ai du pif », offre-t-il. Un raccourci qui permet de ne pas s’étendre sur une sensibilité toujours à fleur de peau tout comme la fumée des cigarettes fumées à la chaîne se révèle un écran parfait pour ne pas trahir l’émotion. Smoke gets in his eyes !
Cette cause, Sophie Denissof, fille de Russes blancs émigrés « échoués » dans la campagne stéphanoise, la fera sienne dès qu’elle aura posé le pied à Paris : « J’ai gagné ma place d’associée (en 1988. NdR) dans la bagarre quotidienne qui a duré plus de 10 ans », dit-elle.
Silvia Casi est fille d’antiquaires. A l’école de Florence, « concentrée sur un savoir esthétique », le poids de la tradition lui pèse. Elle arrive d’Italie en 1997 et rencontre l’agence par hasard, sans en connaître l’histoire : « je découvre alors qu’être architecte et faire de l’architecture peut avoir un sens. Sophie a démarré la Caravelle, je l’ai terminée », dit-elle.
La Caravelle, justement, n’intervient pas dans la conversation par hasard. L’opération est lancée en 1994 sous l’égide, pour simplifier, de Charles Pasqua, alors président du Conseil général des Hauts-de-Seine. Beaucoup à gauche y verront un pacte avec l’ennemi et garderont à l’endroit du couple Castro-Denissof une rancune aussi tenace que véhémente, traduite en concours perdus d’avance.
« Même si c’était dur, j’étais moins exposée que Roland », explique Sophie Denissof. « J’étais convaincue qu’en faisant quelque chose d’utile, de nécessaire et, parfois, de gratifiant, sur le temps long, nous apporterions la preuve de la validité de notre démarche ». « A Villeneuve-la-Garenne, lors des récents troubles en banlieue, pas une bagnole n’a brûlé », relève Silvia Casi, précisant encore que ces « preuves », si présentes dans la conversation, « ne sont pas pour nous-mêmes mais pour les autres ».
Vindicatif le camarade Castro ? « De l’amertume ? Il y en a eu », dit-il. Noter le passé composé. « J’ai toujours eu la volonté de maigrir, pas de m’aigrir », lance-t-il dans une pirouette. Au présent, disons donc qu’il a la mémoire longue et le courage, avec constance, de ses opinions.
Il est né après l’exode, deux jours après la promulgation des lois antijuives. Sa famille et lui seront sauvés par les communistes du Limousin ; « ce qui explique que je garde un lien avec le Parti Communiste peu rationnel », dit-il, avant de se reprendre : « très rationnel au contraire ». Il aura fallu du courage sans doute, et un profond respect de l’homme certainement, pour s’afficher en héraut des droits des homosexuels ou des beurs quand ce n’était pas encore, loin de là, politiquement correct.
Son engagement politique lui aura valu en retour nombre de vilenies, la plus subtile étant sans doute de ne parler que de cet engagement et jamais du travail construit, ces « preuves » en cours de réalisation au fil de toutes ces années. Il cite avec chaleur ceux de ses confrères avec qui les liens furent conservés (une liste étonnante que nous ne citerons pas, ceux-ci se reconnaîtront, à faire hurler les jaloux) et leur promet là encore son amitié indéfectible. Il ne cite pas ceux qui « enfermés dans leur œuvre et leur carrière » l’ont évité comme un paria quand la fortune politique a changé de bord ou, pire, l’ont traité de façon « ignoble » (ceux-ci se reconnaîtront aussi). Bref la solitude, ça a existé. A mettre en regard d’ailleurs avec tous ces architectes soudain concernés par les banlieues et offrant derechef leur avis autorisé, depuis qu’elles brûlent et font la Une de l’actualité.
Il ne renie en rien l’expérience ‘Banlieues 89’. S’il rappelle que, « le jour où [il] est nommé, il annule deux concours gagnés dont une ambassade », il déplore s’être retrouvé « coincé », « enfermé » comme « architecte de banlieue ». Surtout, avec le recul, il en conclut s’être trompé d’ennemi. « J’ai gueulé après l’administration, j’aurais dû gueuler après les politiques ». L’expérience s’achève à la nomination de Bernard Tapie en ministre de la Ville.
Roland Castro plonge « en apnée » et s’attachera dès lors à faire la démonstration de ses idées, « mais ça prend tellement de temps ». « Nous devions être inattaquables sur le ‘faire’, il fallait une dimension de fabrication réelle », confirme Sophie Denissof. La barre République à Lorient (1999-2003) ; La Caravelle de Villeneuve-la-Garenne (1994 – 2005) ; Immeuble Denis Diderot d’Argenteuil (1999 – 2002) ; Carré de la Vieille à Dunkerque (1999 – 2002) ; Réhabilitation et construction de logements à Douchy-les-Mines (2001 – En cours)… Autant de projets ayant valeur de preuves – « les habitants nous ont remerciés », dit-il – que le couple a décidé de formaliser sous forme d’ouvrage ([Re]Modeler/Métamorphoser, Editions du Moniteur) afin de clore une bonne fois pour toutes le procès d’intention dans lequel ils ont si longtemps fait figure d’accusés. Non que l’ouvrage soit terminé. « Dans les cités de Boulogne-sur-Mer, j’ai découvert beaucoup de désespoir sans jamais y ressentir un sentiment d’insécurité », explique Silvia Casi.
Ce livre, s’il marque la fin d’une époque, n’est pas pour autant un épilogue. L’architecte, ses associées et tous ceux qui oeuvrent à l’agence – environ 25 personnes – peuvent enfin travailler hors du carcan qui leur fut longtemps imposé et, au contraire, en tirer les bénéfices. Concernant le développement des 300 hectares du Plateau des Capucins à Angers, Daniel Roussel, directeur du service Urbanisme de la ville expliquait ceci : « l’ambition est la suivante. Nous souhaitons que ce projet ait valeur d’exemple et nous nous positionnons dans le contexte suivant : comment faire vivre les gens dans un nouveau quartier avec une philosophie de développement durable dans le cadre de vie d’une ville de demain ? » C’est l’agence Castro-Denissof qui a gagné le concours en 2003. Tout un symbole.
« Je vous le promets, nous construirons un opéra, nous construirons un grand musée », lance Roland Castro à ses deux associées lors de l’entretien, pour illustrer tout ce qu’il reste à faire.
En attendant, reste encore à gérer cette campagne présidentielle dont il est désormais officiellement l’un des candidats. Pour le coup, sa réputation a eu du bon. La presse s’est déplacée à sa première conférence de presse et a relayé l’information. De quoi donner de l’air à son « Mouvement de l’utopie concrète » (MUC), créé dans la foulée de l’élection présidentielle de 2002 et, au travers de ses ’89 propositions’, de rappeler le Parti Socialiste – « jamais en phase avec l’histoire », dit-il – à ses obligations. Facétieux, il affirme que dans son gouvernement « [Jean-Louis] Borloo, je le garde ».
« J’ai conseillé le prince, j’en tire la leçon qu’être le prince, c’est mieux », dit-il. « Je voulais la Bibliothèque nationale de France à l’emplacement du grand Stade, à Saint-Denis », dit-il encore, expliquant désirer construire l’institution de la République à l’échelle métropolitaine. ‘Prince’ et ‘République’ dans une même phrase ou presque, les présidents putatifs, même ceux animés des meilleures intentions, n’en ont pas fini de gérer les contradictions de la cinquième du nom.
Il n’en reste pas moins que, « plutôt que démolir et reconstruire, nous avons montré que le remodelage coûte deux fois moins cher, sauf que ce n’est pas financé. Même l’ANRU (Agence nationale de Rénovation Urbaine) commence à comprendre que le remodelage est une option », explique-t-il, bouclant la boucle.
De fait, à La Caravelle, seules six cages d’escalier sur 80 ont disparu et le quartier en fut totalement transformé. Une métaphore ? N’est-il pas utopique que de tenter d’imposer une telle finesse d’approche ? A l’issue de la réalisation des 325 logements de Stains (93), dont l’agence fut maître d’œuvre, le groupe Nexity s’est engagé à relever avec les collectivités qui le souhaitent le « défi de la crise du logement ». Les arguments de Roland Castro et Sophie Denissof finissent par porter donc.
« Le problème n’est pas d’avoir raison trop tôt, c’est d’avoir raison au bon moment », se félicite le premier. « Les gens sont prêts à entendre des choses plus complexes », confirme la seconde. « Je suis convaincue de ce que nous faisons », assure la plus jeune des associés. « Il faut passer d’une politique de guichet, de procédure, à une politique de projet », disent-ils. Ce sont bien des architectes qui parlent.
Christophe Leray
(Première parution le 23 mai 2006 sur CyberArchi)