Le président de la République, de son domaine des dieux, nous a adressé le 13 janvier 2018 un long courrier de cinq pages et d’environ 14 000 caractères, soit l’équivalent d’un seul coup de 100 tweets de Donald Trump. Un courrier qui égrène comme une litanie les questionnements de son auteur.
Emmanuel Macron invite dans ce long texte les Français à «évoquer n’importe quel sujet concret dont vous auriez l’impression qu’il pourrait améliorer votre existence au quotidien», il ouvre des pistes de réflexion à travers trente-cinq questions réparties en quatre grands thèmes : la fiscalité, l’organisation de l’Etat, la transition écologique et la citoyenneté.
Ca commence bien. «Dans une période d’interrogations et d’incertitudes comme celle que nous traversons, nous devons nous rappeler qui nous sommes». Et nous souvenir comment nous sommes nés, un 14 juillet 1789. Des casseurs les révolutionnaires ? Alors oui, en effet, «la France n’est pas un pays comme les autres». C’est le seul où la tête du roi, le Jupiter de l’époque, a fini sur le billot et les têtes de l’aristocratie bouffie d’aise sur des piques. La manifestation, violente à l’occasion, fait partie des gènes de la France, à bon ou mauvais escient, seule l’histoire le dira. Si, à Notre-Dame-des-Landes, personne n’avait moufté, l’aéroport serait déjà construit. Et si la FNSEA ne submergeait pas les préfectures de tombereaux géants de fumier, sans doute que notre pays n’aurait pas besoin de réinventer l’agriculture bio. CQFD.
Parmi les sujets concrets que nous aimerions évoquer, l’architecture, l’urbanisme et le paysage, que Vous Président n’avez jamais cités. Pourtant tout le monde – 99,9% des Français – est concerné tous les jours par ces sujets qui composent leur cadre de vie et affectent leur qualité de vie : le loyer, les déplacements, la qualité du bâti, les infrastructures, les services publics, les transports, le paysage urbain et le paysage rural, les gares, les hôpitaux, les stades, les écoles et les universités, les travaux publics et particuliers, sont autant de problématiques directement liées à ces sujets que vous vous gardez d’aborder.
Pourtant c’est bien de qualité de vie qu’il s’agit, ou plus exactement d’un cadre de vie imposé dont les Français ne veulent plus. Pendant que votre gouvernement pointe l’action des casseurs et promeut encore plus de sécurité à coups de lois toujours plus liberticides, dans le pays entier 60% des radars routiers sont hors d’état de nuire. En décembre 2018, dans certains départements, un sur 35 était en état de fonctionnement. Ceux qui détériorent ces radars ne sont pas les casseurs des Champs-Elysées. Ce sont des agriculteurs, des patrons d’entreprise, des employés, des fonctionnaires. Ils ont des parents, des amis, des enfants, des potes au bar qui savent qui détériore ces radars et n’y voient rien à redire. Le radar est devenu un symbole honni de l’arbitraire de l’Etat.
Dans la start-up nation, à force de dématérialiser à marche forcée, pour notre sécurité évidemment, il est devenu quasi impossible de contester une contravention : à 81 km/h par une belle journée ensoleillée tout seul sur la route toute neuve et toute propre, c’est au minimum un point de moins et une douloureuse, la machine ayant au moins autant d’empathie qu’un énarque.
Pourquoi la France est-elle le seul pays au monde à posséder autant de ronds-points ? Pourquoi est-ce à cet endroit que la colère s’est cristallisée ? Parce que la France rond-pointisée a fini par créer partout, du nord au sud, un paysage d’entrées de ville, de zones industrielles plus ou moins décrépies, de zones commerciales où la laideur des slogans le dispute à la laideur des lieux tandis que les centres-villes se vident de leurs forces vives.
Ce dont les Français ne veulent plus est que l’intérêt du grand nombre soit à chaque fois sacrifié au profit de groupes industriels censés démontrer la grandeur de la France. En mai 2017, dans une réponse au CNOA, Emmanuel Macron se disait «convaincu que le statut particulier des architectes répond à un rôle particulier, notamment du fait de leur engagement envers l’intérêt public» et affirmait être «attaché à son maintien ainsi qu’à la préservation de leur indépendance».
L’architecture était donc bien alors l’un de ses préoccupations. Dont acte.
Voyons donc, au travers des quatre thèmes proposés, quelques suggestions non exhaustives permettant à l’architecture, à l’urbanisme et au paysage de contribuer aujourd’hui au grand débat qui démarre :
La fiscalité : dans ce domaine, toute la société bénéficierait d’une action résolue contre l’évasion fiscale, qu’il s’agisse des GAFA ou du patron de la plus grosse boîte automobile française dont on apprend qu’il est exilé fiscal. Que chacun paye l’impôt légitime dans le pays dont les infrastructures, payées par l’impôt des habitants, lui ont permis de faire fortune ! Cela vaudrait aussi pour les architectes. Nous savons par exemple que les règles fiscales aux Pays-Bas sont bien moins douloureuses qu’ici. Alors quand Rem Koolhass, gagne un projet en France, que reverse-t-il à la communauté qui l’accueille à bras ouverts ?
D’un point de vue positif, l’ouverture par Nicolas Sakozy du Crédit Impôt Recherche (CIR) – par ailleurs souvent dévoyé par quelques grosses entreprises rusées – aux entreprises d’architectures et d’urbanisme a été une avancée importante dans la reconnaissance des recherches menées par les agences. Mais, pourtant financées par l’Etat, ces recherches restent confidentielles, alors même qu’elles sont souvent porteuses d’innovations importantes, qu’il s’agisse de technologie, d’un équipement ou de logement social. Une fois validées, ces recherches et études gagneraient à être largement diffusées auprès des agences et des maîtres d’ouvrage, un effort de communication basé sur le fond qui ne serait sans doute pas sans impressionner les élus et, à travers eux, les promoteurs. La qualité en architecture n’est pas ce qui coûte cher !
L’organisation de l’Etat : l’architecture, l’urbanisme et le paysage sont des sujets transversaux qui concernent aussi bien le bâtiment et les travaux publics que l’industrie ou le commerce, qui concernent les grands territoires existants ou en devenir autant que le détail qui rend un logement ou un bureau confortable ou non, qui concernent autant les manifestants que les policiers qui leur font face puisqu’ils vont tous finir par dormir quelque part. Dans l’organisation verticale du gouvernement, les ministères ne se parlent pas, voire s’ignorent. Or, dans ce domaine du cadre de vie, une organisation transversale et interministérielle est impérative. Sous-département du patrimoine au ministère de la Culture, l’architecture est étouffée ce qui, au regard des enjeux qu’elle porte, n’est bénéfique pour personne.
Un mot sur la conception-réalisation, puisque le système a fait florès. Pour imposer la qualité architecturale, ne suffirait-il pas aux maîtres d’ouvrage, à l’issue d’un concours réalisé dans les règles de l’art, de proposer le projet gagnant aux enchères pour les promoteurs et constructeurs ? Si on peut le faire pour le foncier… Le projet architectural serait donc choisi en toute indépendance puis soumis aux savoir-faire des entreprises qui prendraient la responsabilité de sa construction conforme. On peut rêver mais n’est-ce pas l’objet de ce grand débat ?
La transition écologique : les architectes, urbanistes et paysagistes ont été parmi les premiers à percevoir l’urgence écologique et à proposer depuis lors nombre de solutions pertinentes. Sauf qu’ils sont rarement entendus, sinon écoutés (voir paragraphes précédents) et voient généralement leurs concepts à peine nés déjà épuisés et rendus exsangues par la communication politicienne à courte vue. Pour le coup, qui veut encore des moumoutes vertes ? Pourtant, les architectes, urbanistes et paysagistes exercent des métiers qui combinent techniques, humanités et beaux-arts, et sont parmi les seuls capables de se projeter dans le temps à différentes d’échelles, de la plus petite à la plus grande, dans l’intérêt du cadre de vie du plus grand nombre.
Par exemple l’agriculture urbaine n’a aucun sens à Paris intra-muros, sauf pour l’anecdote et l’amusement des petits-enfants (c’est déjà ça) ; en revanche une vraie réflexion à l’échelle de l’Ile de France, voire du pays, peut s’avérer tout à fait enrichissante. Encore faudrait-il vouloir multiplier plutôt que réduire le nombre de ‘paysans’ et passer d’une agriculture productiviste à une agriculture plus attentive aux gens. Mais c’est en effet prendre le risque de voir les préfectures sentir le lisier pendant des semaines.
La citoyenneté : de ce point de vue, la loi ELAN n’est pas une réussite tant vouloir construire des HLM sans architecte relève de l’anachronisme.
Les architectes, et les urbanistes, font des efforts infinis pour apporter de la transparence, pour permettre les rencontres, pour offrir des cadres de vie confortables aux plus âgés, aux plus jeunes, pour ouvrir les espaces et permettre à chacun de se mouvoir librement, seul ou avec les autres. Tous ces efforts sont généralement vains, toutes les ouvertures étant généralement fermées ou bloquées par de frileuses maîtrises d’ouvrage ; les recoins des écoles mis sous surveillance 24h/24 et il faut presque autant de temps désormais pour prendre le train que l’avion. Il y a désormais un mur autour de la tour Eiffel ! Bientôt un autre autour de l’Elysée, un autre à la frontière avec la Méditerranée et d’autres encore autour des ronds-points ?
Plus la demande faite aux architectes et urbanistes sera forte en termes sécuritaires, plus la ville va devenir anxiogène et offrir à ses habitants un sentiment diffus de menace. Et, nous le savons tous, quand les Français se sentent menacés dans leur essence même, ils sont dans la rue.
Alors, après avoir raté le coche de la loi ELAN, peut-être ce grand débat est-il l’occasion pour les architectes, urbanistes et paysagistes de se mobiliser pour faire entendre leurs voix. Après tout, les maires connaissent les architectes !
Christophe Leray