Dubois s’inquiète de la capacité de nuisance de l’architecte. Pour Ethel Hazel, sa psychothérapeute, l’émotion est un élément en chantier. Dr. Nut, s’il n’est pas aveugle, n’y voit pourtant rien.
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« Le rêve est une construction de l’intelligence à laquelle le constructeur assiste sans savoir comment cela va finir ». Cesare Pavese
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Ethel Hazel a lu La fièvre d’Urbicande*, plusieurs fois, avec une passion inconnue, s’identifiant au personnage de Sophie, la maîtresse (?) de l’architecte, bien qu’elle-même ne tienne pas une maison de passes. Encore que, avec tout ce qu’elle entend de fantasmes inassouvis, tous les mêmes, toujours recuits à peu près de la même façon, elle se demande si son cabinet n’est pas une forme de bordel moderne, plus policé, tout en mots, mais un bordel quand même. L’architecte n’a jamais été comme ça. Quelques insinuations bénignes ici où là mais, avec elle, il est surtout préoccupé par son métier… Tout à sa thérapie, à ses pensées – divagations ? – elle n’avait en fait jamais pendant tout ce temps vraiment réalisé ce dont lui parlait l’architecte. Là, en images, dans ce livre – elle est encore mal à l’aise avec le mot BD – avec ce livre imagé donc, elle a ressenti l’émotion de Robik, le héros, l’urbatecte. Elle comprend mieux Dubois désormais, sa passion impérieuse. Non qu’il ait, comme dans l’histoire, prétention à construire une ville entière, elle le sait cependant entièrement dédié à travers son art aux gens pour lesquels il l’exerce. S’il met la même passion à tuer ses victimes, se dit-elle en frissonant… Au moins, si elle ne sait toujours pas pourquoi il tue ses victimes, elle sait désormais qu’il ne le fait pas par mépris. Au contraire ! Par amour ?
Ding dong
L’architecte prend le temps de poser ses affaires, son casque, ses gants et de baisser son bandana. Son corps n’exprime aucune précipitation, plutôt une forme d’affection pour des lieux familiers. Une fois allongé, il en convient, ce divan est sans doute l’endroit où il se sent le plus à l’aise dans sa vie agitée.
Ethel Hazel (hésitante) – Je vous remercie de votre cadeau.
L’architecte (surpris et heureux) – Oh, cela vous a plu ?
E.H. – Ce fut une belle surprise, merci. Alors justement comment va l’agence ? (souriant) Vous allez construire un nouveau pont sur la Seine ?
L’architecte (encore plus surpris et heureux de sa remarque) – Ecoutez ça va. Pas de pont sur la scène ou de passerelle au-dessus d’une gare mais ça va, on parvient malgré tout à travailler. D’ailleurs, Jean-David…
E.H. – Jean-David ?
L’architecte – Le jeune archi dont je vous ai parlé, il vient de Bourges je crois, ou d’Alençon, le seul qui m’a suivi de mon ancienne agence car il voulait finir les deux chantiers qu’il avait commencé. Vous vous souvenez ?
E.H. (qui repense au divorce tumultueux à l’agence Dupont&Dubois entre l’architecte et sa femme et ex-associée) – Oui. Vous m’en avez parfois vanté les mérites. D’ailleurs, dès que les gens commencent à travailler pour vous, vous ne cessez de les louer…
L’architecte (flatté) – Certes… Certes… Bref il a trop la classe ce gamin-là et ce n’est pas une surprise qu’il veuille explorer d’autres horizons. Il part dès qu’il aura livré son dernier chantier. Il m‘a demandé une lettre de recommandation. Il a de l’ambition et, entre nous, il n’est pas près de retourner à Bourges puisque, si je l’ai bien compris, c’est Chicago ou Shanghai ou, bizarrement, Marseille, qu’il vise.
E.H. – Il part bientôt ?
L’architecte – Non, pas tout de suite, surtout en cette période où c’est coton pour boucler un chantier. Comme on s’entend bien et qu’il est très organisé, on a décidé que d’ici la dernière levée de réserves, il formait son remplaçant…
E.H. – … Ou remplaçante…
L’architecte – … oui remplaçante en effet puisque, justement pour préparer la transition, il m’a présenté hier l’une de ses amies architectes qui serait intéressée par le poste. C’est une petite brune, toute menue mais, comme elle me l’a expliqué, elle souhaite développer son expertise de l’exercice du chantier car, m’a-t-elle dit, « l’architecte c’est celui qui conçoit et construit ». Je ne pouvais pas lui donner tort. Elle est jeune mais a l’air dégourdie, comme Jean-David d’ailleurs, et a déjà de solides références dans des agences un peu connues, elle est déterminée et c’est en tout cas une bosseuse.
E.H. (elle a ressenti une pointe d’inquiétude – de jalousie ? – quand elle l’a entendu parler d’une nouvelle embauche, laquelle qui sait ? pourrait se révéler être une de ses nouvelles victimes. En entendant que la nouvelle collaboratrice de Dubois est petite et brune, elle s’est immédiatement sentie rassurée quant aux intentions de l’architecte et, plus insidieusement mais sans conteste, quant à ses propres sentiments vis-à-vis de lui) – Vous l’avez embauchée ?
L’architecte – Pas encore formellement mais c’est tout comme.
E.H. – Et c’est donc si compliqué de suivre un chantier ? C’est quand même vous qui avez dessiné les plans, non ?
L’architecte (souriant) – Non, sur le fond ce n’est pas compliqué et Jessica, Jessica elle s’appelle, comme ça vous connaissez son âge hahahaha… Jessica donc, a l’air déterminée et, sur le chantier, le mental et la compétence priment sur l’âge ou le genre. Car voyez-vous, la difficulté n’est pas de lire le plan que nous avons dessiné mais de faire face au maître d’ouvrage rapiat, aux entreprises rapiates, aux règlements imbéciles, aux politiques politiciens, à l’indiscipline d’artisans peu concernés, afin de faire en sorte que tous ceux-là construisent ce que nous avons dessiné. Ce n’est jamais gagné, c’est un combat de tous les jours et Jessica, haute comme trois pommes, va devoir avoir les nerfs solides pour imposer l’architecture à des gens qui n’en ont parfois rien à faire.
E.H. (Qui repense à la passion quasi obsessionnelle de Robik pour un troisième pont et la symétrie d’Urbicande) – Vous exagérez. Pourquoi cette volonté de votre part de tout exagérer ?
L’architecte (sincèrement surpris) – Mais je n’exagère pas, regardez autour de vous ? Vous croyez vraiment que la ville ressemble à un rêve d’architecte ? C’est aussi bien d’ailleurs, l’enfer de Le Corbusier, non merci. Mais, cela dit, si les architectes avaient des obligations d’objectifs plutôt que de moyens, ne croyez-vous pas que la ville en serait plus plaisante ? Certes, vous avez raison dans le sens que le chantier est le révélateur des gens, l’occasion de rencontrer des gens passionnés, fiers de leur métier, et de croiser toute sorte de branquignols recyclés en conseillers de je ne sais pas quoi qui, endormis sur leur bureau, ont plus de pouvoir qu’une armée d’architectes réfléchissant 24H/24 ! Et encore faut-il que le chantier avance…
E.H. – Que voulez-vous dire ?
L’architecte – De plus en plus souvent, malgré la bonne volonté du maître d’ouvrage, du promoteur, de l’architecte et des entreprises, un chantier peut s’arrêter pendant des années à cause de recours divers.
E.H. – Comment ça ?
L’architecte – Le principe est que chacun peut contester un projet au tribunal. C’est le recours. Ces recours émanent de toute sorte de gens, des riverains qui perdent de l’ensoleillement, des écolos qui pleurent la mort d’un arbre, des avocats spécialisés qui font commerce de leur capacité de nuisance, des associations aux intérêts divers, voire opposés, des amateurs de monuments historiques ou des amateurs d’architecture contemporaine, tout le monde estime avoir son mot à dire sur un projet et pouvoir en contester la légitimité au tribunal. Il y a même des recours jusque sur le nom du projet !
E.H. – C’est la démocratie, l’Etat de droit plutôt.
L’architecte – Certes et ça irait encore si la justice n’était pas si lente à trancher. Du coup la stratégie des opposants au projet est de faire durer la procédure jusqu’à ce que, le plus souvent, pour ne pas perdre de temps supplémentaire, le promoteur finisse par payer pour éteindre les doléances ?
E.H. (surprise) – Dois-je comprendre que c’est une forme légale de racket ?
L’architecte – Tout à fait, et réservé aux plus riches et aux plus cultivés. Les recours, quels qu’ils soient, même illégitimes, cela n’a pas d’importance, déposés dans le XIe ou XVe arrondissement par des gens de la bonne société, épaulés par des avocats de la bonne société également, ont plus de chance de se transformer en jackpot que le recours peut-être légitime de l’ouvrier de Montreuil qui aura bien du mal à lutter contre les services juridiques du promoteur. Donc même les recours, de mieux en mieux organisés, et donc coûteux, dans les beaux quartiers et les recours qui dans les banlieues n’empêchent aucunement la catastrophe, témoignent encore, s’il en était besoin, des inégalités croissantes dans ce pays. Et l’architecte, certes pas tout seul, à sa responsabilité engagée dans ce phénomène.
E.H. – Comment cela ?
L’architecte – Parce que l’architecture en elle-même est un agent de la gentrification ! Le projet que doit bientôt livrer Jean-David, avec Jessica donc, est un bâtiment dont je suis très fier. Il a été mené rien qu’avec des gens sérieux ayant la volonté de réussir un beau projet. Parfait donc ! Mais, entre la mise aux enchères de la parcelle par le propriétaire – plus d’une dizaine de promoteurs étaient sur le coup quand nous avons gagné, j’aime d’ailleurs à penser que c’est mon projet qui a emporté la décision du propriétaire – et ce qu’il a fallu payer pour faire disparaître le recours de gens bien mis et les coûts de construction, soudain cette réalisation fait monter la valeur de tout le quartier, le prix du m² ayant pris 30 % en trois ans dans la rue, encore plus justement parce que ce projet est beau et réussi. Par sa présence même, il transforme la sociologie du quartier, chassant les moins riches – les pauvres ont été chassés depuis longtemps dans cet arrondissement – qui eux-mêmes vont s’installer ailleurs, poussant plus loin les plus pauvres qu’eux, et ainsi de suite, comme un lent tsunami, jusqu’aux limites de la ville, aux marges de l’urbanité. Si mille projets comme le mien voient le jour, Paris sera devenu un quartier réservé qui ferait honneur à Bolsonaro ! Si j’avais construit pas cher un immeuble de rapport pour un promoteur peu scrupuleux, des familles moins aisées auraient pu continuer à vivre dans le quartier.
E.H. (elle a toujours considéré que l’empathie est nécessaire, que ses expériences personnelles et professionnelles étaient un atout dans sa pratique, de même que ses émotions.. Mais la distance professionnelle, depuis que Dubois a envoyé l’autre sadique en enfer, s’est muée en autre chose, au moins, elle le ressent encore en elle rien que d’y penser, et pas à son corps défendant, pense-t-elle dans un vertige. Quel paradoxe se dit-elle, c’est au moment où je commence à comprendre l‘architecture que je dois admettre que ma relation – relation ? – avec Dubois n’est pas qu’intellectuelle, loin s’en faut. « L’émotion entre en ligne de compte dans la thérapie n’est-ce pas ? » se rassure-t-elle. Si elle est censée écouter ses patients sans jugement et sans tabou, s’appliquant la maxime à elle-même, elle comprend qu’elle prend désormais un vrai plaisir à retrouver ce patient chaque semaine) – C’est la première fois que j’entends une telle amertume de votre part en parlant de votre métier.
L’architecte – C’est ce que vous entendez ?
E.H. – Oui une forme de tristesse. Pourquoi alors vous être relancé dans ce métier quand, après le divorce, vous aviez l’opportunité de changer de vie ? Ce n’est peut-être plus le moment de vous plaindre.
L’architecte (souriant) – Je ne me plains pas, je constate. Certes, l’idée m’a effleuré l’esprit de repartir autrement. De rejoindre une association internationale, d’aller travailler en Afrique ou au Népal pour des clopinettes mais avec la certitude d’œuvrer pour le bien des gens, ce qui est différent de leur confort, alors que chez nous il y a une grande confusion à ce sujet.
E.H. – Et pourquoi n’avez-vous pas passé le pas ?
L’architecte (souriant encore) – Parce que des choses me retenaient encore ici, en France je veux dire. Mais trois ans plus tard, au vu de la pandémie et de la pagaille actuelle dans mon métier, j’envisage de peut-être quitter Paris, disparaître quelque part en cambrousse et, même en France, travailler pour des clopinettes mais, avec l’architecture, faire du bien aux gens. Ou en Afrique ou au Népal pourquoi pas tant qu’à faire. Hahaha, ce serait pas mal finalement… Recommencer une autre vie sur de nouvelles bases.
E.H. (se laisse un instant porter par sa rêverie. Si elle en avait l’opportunité, ne serait-elle pas heureuse de tout recommencer à zéro ailleurs, en Afrique ou au Népal, là où nul ne vous connaît, là où toute ardoise est effacée, là où elle pourrait s’inventer une nouvelle vie ? Et, passant du coq à l’âne, elle se demande soudain si elle serait capable, elle seule, pas sa seule présence, de stopper l’architecte dans sa course macabre ? Combien de femmes sauverait-elle ? Pourrait-elle contrôler les pulsions de l’architecte ? Elle se sent emplie d’une bouffée d’orgueil, cette vision fugace la faisant frémir d’appréhension et d’excitation) – Tout laisser derrière soi, vraiment tout, en seriez-vous capable ?
L’architecte – Maintenant que j’y pense, ça dépend, ça dépend avec qui aussi. Au fait, avez-vous revu cet inspecteur Nutello ? Vous l’aviez rencontré l’an dernier je crois.
E.H. – (sent en elle une poussée de colère teintée d’amertume mais, gardant son calme,) – Qui ça dites-vous ?
L’architecte – Cet inspecteur qui vous a interrogé quand j’étais en garde en vue. J’avais cru comprendre qu’il vous faisait forte impression… Mais cela semble si loin aujourd’hui.
E.H. – (Dr. Nut, un autre cinglé justement, se dit-elle) – Oh oui, c’est loin désormais. Pourquoi me parlez-vous de lui ?
L’architecte – Juste une idée qui m’a traversé l’esprit en parlant de chantier. Je me suis dit que c’est quand même très étrange, alors qu’il était après moi chaque jour à la limite du harcèlement – je me demande d’ailleurs s’il n’est pas un peu frappé cet homme-là – il semble désormais m’avoir totalement oublié, je n’ai plus eu de ses nouvelles depuis l’été dernier, ni de personne de son service d’ailleurs. C’est étonnant, n’est-ce pas ?
E.H. – (affleurée par le soupçon, « il n’aurait quand même pas fait sa fête aussi à Dr. Nut ? », se dit-elle. « Impossible », pense-t-elle aussi vite en revoyant à la carrure imposante de Dr. Nut, « Dubois n’aurait aucune chance ». Et puis il ne tue que des blondes. Cependant, rien que d’y penser, elle se dit qu’elle se fait une sacrée idée de l’architecte, qu’elle imagine, comme dans son rêve/cauchemar capable de refroidir tous les méchants qui lui font du mal et Nutello, quoi qu’il lui soit arrivé, ne perd rien pour attendre) – Sans doute. Mais revenons à notre…
DRINNNN, DRINNNN
Dubois parti, n’attendant plus personne de la journée, Ethel Hazel regarda autour d’elle, regarda son bureau austère, son diplôme qu’elle se souvenait avoir si fièrement encadré et qui lui semble aujourd’hui tellement surfait, une plante verte rachitique le symbole de son ultime solitude. Son œil accroche le tableau où est encadrée la citation de Zhuang Zhau, qui a bercé tous ses espoirs : est-elle donc un papillon qui rêve qu’il est une femme ? Risque-t-elle d’être emportée par un vent mauvais ? Mais quelle alternative à la tristesse ? Accepter enfin des d’émotions nouvelles, inattendues ? Effroyables peut-être mais puissantes ?
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
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L’inspecteur s’inquiète, se demande ce qui peut bien se passer, dehors… Un couvre-feu ? Trump réélu ? Surtout il se sent impuissant alors qu’il sait qu’en ce genre de situation d’urgence – de guerre ? – sa présence serait plus utile à l’extérieur. Encore que… Il a souvent, surtout au début, espéré l’intervention de ses collègues qui auront évidemment noté sa disparition et viendraient le délivrer de sa prison. Il s’attendait parfois à les voir débouler d’un moment à l’autre. Ils ne sont jamais venus. Et comment auraient-ils su où le trouver ? Il ne se souvenait pas avoir laissé une quelconque mention de ses recherches à propos de l’architecte puisqu’on lui avait retiré l’affaire. Mais peut-être ses collègues auraient pu faire le lien avec Dubois, se dire que quand même, au mieux ce type-là est un chat noir ? Mais qu’auraient-ils vu à le filer ou trouvé à le fouiller ? Pas plus que lui sans doute. A ce jour il n’avait aucune preuve non plus contre l’architecte sinon le témoignage de deux policiers russes à moitié bourrés. Il ne sait même pas d‘où l’appelle l’architecte quand il le contacte et ne peut jamais prévoir ses appels, d’autant qu’ayant totalement perdu la notion du temps, il ne parvient pas à compter l’espace entre deux appels. Surtout, il est habité d’une douleur plus profonde : qu’avait voulu dire Dubois la dernière fois lorsqu’il avait indiqué ne pas pouvoir laisser Ethel seule trop longtemps ? Son impuissance le démange et il a hâte désormais que l’architecte le rappelle, se demandant toutefois s’il n’est pas finalement victime du syndrome de Stockholm.
Dr. Nut (il hurle) – DUBOIS…. DUBOIS… DUBOIS
Il n’obtient en retour que l’écho du béton froid.
*La fièvre d’Urbicande, François Schuitten, Benoît Peeters (Casterman 1985 – 2020)