L’architecte Dubois se sent saoulé de contrats en tous genres dans l’exercice de son art. Ethel Hazel, sa psychanalyste, se demande par quel contrat les voilà soudain liés l’un à l’autre. Question exercices, l’inspecteur Nutello se maintient en forme et ronge son frein.
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« Je sais qu’il y a une espèce de contrat, et même le plus saint de tous, entre le bienfaiteur et l’obligé ». Jean-Jacques Rousseau
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Ethel Hazel, la psychanalyste, est inquiète. Des clients ne viennent plus puisqu’elle ne veut pas poursuivre une analyse via écrans interposés, encore plus d’ailleurs après ce que lui a dit Dubois à propos de la machine lors de leur dernière séance. Mais elle sent bien que les conditions liées au Covid semblent exacerber chez quelques-uns de ses patients une insécurité et une agressivité de plus en plus perceptibles. Même dans la rue, à la boulangerie, elle ressent l’agressivité et le désarroi des gens. Les faits divers du Parisien sont désormais pleins de ces escarmouches violentes qui témoignent d’une montée des tensions. Elle en est là de ses pensées quand entre l’architecte. Son arrivée la détend, pour le coup, il semble plus joyeux que jamais, une bonne humeur qu’elle a envie de partager alors qu’il s’installe.
Ethel Hazel (qui note qu’il a changé le bandana qui lui sert de masque. « Il va faire ses courses masqué comme un gangster ? », se demande-t-elle, riant sous cape car elle connaît la réponse et l’imagine bien faire le pitre avec la boulangère) – Les contraintes liées au Covid semblent vous passer au-dessus de la tête…
L’architecte – C’est n’importe quoi cette terreur qu’éprouvent les gens, pas tous, mais beaucoup quand même. Mais bon, parlons d’autre chose sinon je vais m’énerver. Tiens au fait, figurez-vous que j’ai découvert l’autre jour que l’un des tout premiers immeubles sur lesquels j’ai travaillé va être démoli. C’est à Belleville, près de l’agence. J’étais jeune architecte, j’aimais déjà le chantier – je m’y suis toujours senti bien – mais j’ai particulièrement adoré celui-là.
E.H. – Pourquoi, ce bâtiment avait un intérêt particulier ?
L’architecte – Non, aucun, au contraire, mais ce fut pour moi à l’époque l’occasion d’un petit exploit technique personnel qui me laisse encore un excellent souvenir. Sur le panneau de chantier, j’ai vu le projet qui le remplacera. Neuf logements ! Le projet à l’air pas mal. J’ai rencontré il y a longtemps le confrère qui l’a dessiné, Louis Téqui il s’appelle. Il m’avait alors fait visiter l’une de ses opérations, il était jeune encore, mais c’est le seul que je connaisse qui avait réussi à mettre de l’intelligence dans le projet de Jean-Louis Borloo de ces maisons à 100 000€. Vous vous souvenez ? Ou peut-être êtes-vous trop jeune.
E.H. – Je me souviens.
L’architecte – Il avait été opportuniste le confrère – comme le maire d’ailleurs, la loi venait de sortir – et ils en avaient du coup construit une vingtaine de ces maisons à 100 000€, toutes en même temps, toutes au même endroit, et ils avaient ainsi créé en peu de temps un petit quartier de maisons de ville vraiment sympa dans une banlieue dont je ne me souviens pas du nom. C’était du logement social mais c’était vraiment malin et bien organisé.
E.H. – Du coup cela ne vous gêne pas que l’un de vos bâtiments soit démoli si c’est pour être remplacé par celui de quelqu’un que vous estimez ?
L’architecte – Ce n’était pas mon bâtiment et les travaux de l’époque avaient pour but de consolider les fondations. Cela ne m’étonne pas que vingt ou trente ans plus tard, il soit déclaré insalubre, ou peu s’en faut, et qu’on le démolisse. Il y a d’autres bâtiments que je serais ennuyé de voir démolis.
E.H. – Pourquoi ?
L’architecte – Disons qu’ils sont plus beaux, et plus réussis…
E.H. – Le laid peut être détruit sans état d’âme mais le beau doit être préservé ?
L’architecte – Et on tuera tous les affreux, pour citer Boris Vian. La beauté est dans les yeux de celui qui la regarde. Il n’y a pas de beauté universelle ou alors il y a des milliards de beautés. Mais puisque vous évoquez la beauté, cela me rappelle une conversation que j’ai eu avec un ami il y a peu. Il soutenait qu’une esthétique de la beauté trop étroite ne pouvait que mener à une sorte de paroxysme destructeur, sinon criminel. Comme pour Van Goth par exemple. J’étais pour ma part plus mesuré, rares sont ceux à se damner pour une statue…
E.H. – Que voulez-vous dire ?
L’architecte – Je me souviens, pendant mes études, comme j’aimais bien dessiner – je dessine moins aujourd’hui, j’ai d’autres hobbies, mais à l‘époque j’aimais ça – je m’étais inscrit à un cours de nu, Léonard de Vinci et tout ça. Certes, ce n’est pas le nu homme qui excitait ma curiosité. Bref, les cours ont démarré et j’étais fasciné par le modèle, une grande femme, blonde, aux yeux gris, mince avec de longues jambes. Tellement bien faite en quelque sorte qu’elle était facile à dessiner. Au fil du temps, je pris le goût de la croquer non plus quand elle était immobile et posait mais quand elle faisait une pause, allait fumer sa cigarette, discutait avec nous, nue le plus souvent, parfois en hiver sous un imper qu’elle portait et enlevait avec élégance. Je compris alors qu’une femme vivante et nue était cent fois plus belle que n’importe quelle statue, même sculptée par les plus grands, cette femme symbolisait pour moi la beauté d’une statue, mais vivante, émettant de la chaleur.
E.H. – Elle vous excitait ?
L’architecte – Pas du tout, vous ne comprenez pas, il n’y avait rien de sexuel, au contraire et c’est ce qui était remarquable. Elle était là par contrat avec l’école, quel qu’il fut et de son plein gré – c’était pour arrondir ses fins de mois nous dit-elle – et je payais mes cours malgré les fins de mois difficiles et je progressais. Il y avait donc justement cette distance entre elle et moi, comme la distance qui existe entre une statue et un observateur, et du coup je pouvais l’admirer comme d’aucuns le font d’une statue, sauf que pour moi cette statue était vivante. Le tout sans pour autant que mon regard et celui des autres ne l’importunent en quoi que ce soit et sans qu’elle n’ait jamais eu à craindre ni de moi ni de quiconque. N’est-ce pas formidable ?
E.H. – C’est le contrat qui vous rassure dans vos relations avec les femmes ? Ne pouvez-vous pas envisager les rapports humains autrement que par contrat interposé ?
L’architecte – Mais Ethel, toute notre vie n’est-elle pas réglée, régie, par une multitude de contrats ? Sans eux, nous nous entretuerions. Tenez dans mon métier, je croule sous les contrats – vous connaissez mon aversion pour la paperasse, et c’est de nouveau la pagaille depuis qu’Hilda n’est plus pour s’en occuper – contrat avec le maître d’ouvrage, avec les entreprises, avec les salariés, avec les assurances, avec le bailleur, de multiples contrats pour toute l’informatique, des contrats de communication, des contrats avec les sociétés d’autoroutes, des contrats avec les avocats qui établissent les contrats et tous ces contrats au fil du temps plus abscons les uns que les autres.
E.H. – Certes mais ce n’est pas ce que je voulais dire, je parlais dans un sens plus personnel.
L’architecte – Plus personnel ? Un contrat pour l’électricité, un autre pour le gaz, de multiples contrats à la banque, les contrats pour les assurances, pour l’école des enfants, le contrat d’entretien de la voiture, pour Vélib, celui avec les compagnies aériennes qui comptent mes kilomètres, un contrat qui me lie de fait à la SNCF dès que je prends le train, un contrat pour la retraite, un contrat pour les obsèques, un contrat pour la sépulture et un autre pour le cercueil, autant de contrats tous plus abscons les uns que les autres. Que vous faut-il ?
E.H. (vexée) – Certes, mais la relation unique entre un homme et une femme, ou entre deux êtres pour être plus juste, celle-là ne peut s’obtenir par contrat.
L’architecte (jovial et gentil) – Je vous trouve bien romantique. Le contrat de mariage par exemple, ce n’est pas moi qui l’ai inventé, pourtant tout est dit ! Quand une femme épouse un Donald Trump par exemple, ce n’est pas pour ses ‘Good looks’. Si ce n’est pas un contrat ! Vous-même avez sans doute de la chance que vos parents ne vous aient pas vendue en mariage ; il y a 150 ans, vous auriez à 13 ans fait le bonheur d’un rustre de 30 ans votre aîné. Vous croyez que j’exagère ? Mais cela se passe encore comme ça dans beaucoup de pays, en Afghanistan et ailleurs et plus proche de chez vous que vous ne le pensez. A chaque fois un contrat est signé, il est au moins tacite. A combien estimeriez-vous votre dot si vous étiez pakistanaise ? De même qu’il y a des contrats de fait, comme le pourboire annuel dû à la concierge, ou celui qui nous lie désormais tous les deux juste là comme je vous parle, le contrat entre Ethel et Dubois. Vous m’écoutez parce que je paye. Je construis des bâtiments parce que je sais le faire et qu’on me paye. Pourquoi alors les relations entre amants ne pourraient-elles par aussi s’envisager sous forme de contrats, renouvelables par exemple. S’ils avaient la certitude de devoir renouveler le contrat tous les ans, nombre d’amant(e)s seraient sans doute plus attentifs à leur partenaire…
E.H. – Tout s’achète donc et se vend selon vous.
L’architecte (souriant) – Ce n’est pas ce que je dis. Ce que je dis est que le contrat rassure et que quand il est signé par des partis consentants, il est censé nous simplifier la vie. Tenez, je connais – vous aussi sans doute – nombre d’exemples de séparations, ou de non-séparations, qui seraient moins douloureuses s’il y avait eu un contrat carré dès le départ.
E.H – Pour le coup c’est vous qui êtes bien affirmatif.
L’architecte (réjoui) – Vous avez raison, le problème avec les contrats est le contentieux quand ça se passe mal. Disons qu’un contrat permet d’en finir mais ça coûte plus cher. Enfin, ça dépend des contrats, celui qui nous lie par exemple chère Ethel, ne pourrait-on pas dire que…
DRINNNN, DRINNNN
L’architecte – Mais nous en reparlerons car je dois partir et on m’attend.
E.H. – Très bien, à bientôt donc.
Dubois était à peine parti qu’elle ressentit à nouveau l’angoisse sourde qu’elle éprouvait juste avant son arrivée. Comme elle avait un peu de temps devant elle, personne ne l’attendait, elle décida de relire avec attention le contrat qui la liait à ses patients.
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
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L’architecte découvre l’inspecteur en short, s’exerçant aux haltères. Il a pu noter que le policier, après une période de laisser-aller, avait repris une forme de discipline dans son mode de vie. Il est 21h23 à la montre de l’architecte mais ce dernier se demande à quel moment de la journée peut bien penser être Nutello en faisant ses exercices vu que, enfermé depuis des semaines sans lumière du jour ni montre ni objet connecté, il a probablement perdu la notion du temps. L’architecte ne peut cependant s’empêcher d’éprouver une forme d’admiration pour la force mentale de l’inspecteur.
L’architecte – Hello inspecteur
Dr. Nut (sans s’arrêter dans son effort, soulève ses haltères) – 48, Humpff, 49, Humpff… 50 !
L’architecte – Bravo inspecteur, heureux de vous trouver en forme. S’il n’était votre teint pâle évidemment.
Dr. Nut (sans prêter attention, s’allonge et commence à faire des pompes) – … 1 … 2 … 3 …
L’architecte – Ha très bien, comme je sais que vous êtes parti pour en faire une centaine, cela me laisse le temps de vous tenir compagnie.
Dr. Nut – … 6 … 7 … 8 …
L’architecte – Tenez par exemple, vous serez heureux de savoir que J’ai partagé avec Ethel – était-ce aujourd’hui, hier, avant-hier, je ne sais plus, avec elle je perds la notion du temps, ne m’en voulez pas – bref j’ai partagé avec elle votre analyse à propos de mon sens de l’esthétique qui serait poussé à son paroxysme.
Dr. Nut – … 14 … 15 … 16 …
L’architecte – Elle n’en revenait pas que sa vie soit soumise à toutes sortes de contrats, que son espace de liberté soit si limité. Elle est d’un romantisme touchant. Si je crois à la Belle au bois dormant, elle croit certainement, encore que de moins en moins apparemment, au Prince charmant. Mais justement, la liberté est mieux préservée et protégée avec un contrat, comme celui qui nous lie désormais Ethel et moi.
Dr. Nut (qui prend une note mentale : que veut-il dire avec la Belle au bois dormant ?) – … 22 … 23 … 24 …
L’architecte – Il me faut imaginer le nombre de contrats qui doivent lester un policier comme vous ! Par exemple, dans votre milieu, quand on dit qu’un type a un contrat sur un autre, voilà un contrat qui n’a rien de rassurant pour le type visé n’est-ce pas ? Et votre contrat auprès de la République. Vous aimez à penser qu’il s’agit d’un contrat moral qui n’appartient qu’à vous mais vous avez bien signé un papier quand vous vous êtes engagé.
Dr. Nut (qui reste concentré sur son effort, sans donner aucun signe qu’il écoute l’architecte) – … 33 … 34 … 35 …
L’architecte – La grandeur d’âme n’a rien à voir avec votre métier. D’ailleurs s’il n’y avait pas ce contrat signé entre vous et la République, ça fait longtemps que vous m’auriez réduit en charpie, même sans preuve maintenant que j’y pense, et vous n’en seriez pas là, ni moi non plus d’ailleurs.
Dr. Nut (ce n’est que partie remise, pense-t-il) – … 42 … 43 … 44 …
L’architecte – Au moins, il vous faut admettre que vous voilà désormais délivré de tous les contrats qui empoisonnent la vie de chacun. Vous n’avez pas à vous inquiéter du loyer et des factures, vous n’avez pas à contester des agios de la banque, à vous farcir l’agressivité des citoyens depuis l’arrivée de la nouvelle vague de Covid.
Dr. Nut (nouvelle vague Covid ?) – … 51 … 52 … 53 …
L’architecte (d’un ton rêveur) – Quel bonheur, rien à gérer, comme de longues vacances sur une île déserte où vous ne manquez de rien, sinon de compagnie, je vous l’accorde…
Dr. Nut (qui commence à souffler fort) – … 60 … 61 … 62 …
L’architecte – Tiens, voulez-vous que je vous apporte un animal de compagnie ? Un petit chien ? Ou un petit chat ? Un oiseau qui pourrait vous séduire par son chant ? Un hamster ? Nous en parlions justement avec Ethel. Elle n’a jamais eu d’animal de compagnie je crois. Mais bon, les animaux d’aujourd’hui, tous castrés, ne sont eux-mêmes plus des animaux mais des peluches qui font pipi-caca. Mais si l’une de ces peluches vous fait plaisir…
Dr. Nut (qui puise dans sa colère froide pour poursuivre son effort, plus lentement mais sans à-coups) – …… 72…… 73 …… 74 …… 75 (il pause, allongé sur ses bras tendus)
L’architecte – Les pompes, elles deviennent plus dures après 75 n’est-ce pas ? J’envie votre musculature inspecteur. Non que je sois un gringalet mais quand même. Cela dit, je sais tout ce dont un corps physique est capable quand le mental est d’acier. Le nombre de pompes n’y change rien. Voyez, moi par exemple, je ne commence pas ma journée avec une séance d’entraînement à la Rambo mais je me sens à l’occasion une force quasi insurmontable.
Dr. Nut (qui a repris sur un rythme soutenu) – … 89 … 90 … 91 …
L’architecte – Tiens, vous serez heureux de savoir également que j’ai gagné un autre concours. Vous êtes le premier à le savoir, je n’en ai pas encore parlé à Ethel, si ce n’est pas une preuve d’affection à votre égard… D’ailleurs, ce concours concerne vos collègues. Tiens au fait, ils n’ont pas l’air de trop s’affoler à votre sujet vos collègues, je n’ai pas vu le RAID ou la SWAT team…
Dr. Nut (soufflant entre ses dents serrées) – … … 96 … … 97 … … 98 (son corps douloureux tremble, il est incapable de respirer)
L’architecte – Allez inspecteur, courage, vous y êtes presque.
Dr. Nut (dans un dernier effort) – … … … 99 … … … (Il reste immobile un instant puis, d’un geste souple, il se relève sur ses jambes, s’empare d’une serviette derrière laquelle il se cache pendant qu’il cherche sa respiration) 100 !
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