Dubois l’architecte est désormais d’une prudence de sioux sur son scooter dans Paris. Ethel Hazel se demande quel est l’intérêt de la vitesse, 50, 40 ou 30 km/h ne faisant aucune différence pour elle. L’inspecteur Nutello admire un ouvrage d’art.
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« On dit que l’amour est aveugle, pas qu’il a un compteur de vitesse ». Gilles Legardinier
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Ding Dong
L’architecte Dubois est en retard, de dix minutes, ce qui ne lui est pas arrivé depuis longtemps et ce qui surprend Ethel Hazel, sa psychanalyste. D’ailleurs il semble énervé, comme souvent, même s’il lui flashe un grand sourire en entrant. De fait, il s’installe sur le divan comme s’il était chez lui.
L’architecte – Chère Ethel, excusez-moi de mon retard.
Ethel Hazel – Ce n’est rien car j’avais en effet noté votre nouvelle ponctualité.
L’architecte – Sauf que les règles ont changé entretemps…
E.H. (croyant qu’il parle de lui, elle saisit immédiatement l’opportunité) – Quelles règles avez-vous changées ?
L’architecte – Il ne s’agit pas de règles à moi. D’ailleurs je suis parti de l’agence à la même heure que d’habitude pour venir vous rejoindre.
E.H. (me rejoindre ???) – Quelle est donc la cause de votre retard puisqu’il vous semble important de m’en parler.
L’architecte – La cause, c’est la nouvelle règle des 30 km/h dans la capitale pour tout le monde. Vous le savez, depuis mon accident de scooter – un incident plus exactement, j’ai d’ailleurs été lavé de tout soupçon – je suis devenu d’une extrême prudence.
E.H. (à part elle : certes, pour la prudence on peut lui faire confiance. Elle se dit que l’architecte n’a aucun intérêt à faire des excès de vitesse au risque de se faire interpeller par la police. Et ses ennuis avec la police – elle a une pensée pour l’inspecteur Nutello, qu’elle réprime immédiatement – ont commencé à cause de cet « incident » ; avant cela, personne ne savait même qu’il était un tueur, encore moins un tueur en série. Elle comprend donc sa prudence) – Justement, cette règle des 30km/h n’est-elle pas destinée à fluidifier le trafic, à le rendre inclusif ?
L’architecte (il se repositionne sur le divan, d’évidence heureux de la question qui lui permet de souffler son indignation) – Si c’était le cas, je serais arrivé en avance. Non ?
E.H. (qui se fait accompagner matin et soir toujours pas le même groupe de chauffeurs a évidemment entendu parler de cette règle des 30 km/h imposée par la maire de Paris mais comme elle ne conduit pas, elle n’a pas vu la différence, elle en a rarement pour plus de 25mn, 30 tout au plus quand vraiment ça ne roule pas, pour faire le trajet entre chez elle et le cabinet alors elle n’est pas à une minute près. Mais elle a en effet entendu ses chauffeurs se plaindre. Presque curieuse) – Alors quel est le problème de rouler à 30km/h au lieu de 40 ou 50 km/h ?
L’architecte – Le problème n’est pas la règle des 30 km/h. C’est d’une part, et c’est le plus important, qu’elle est mise en place par des gens qui n’ont rien compris à son principe fondateur, et d’autre part qu’elle est imposée partout dans la capitale au même moment indistinctement, sans discrimination aucune. Cette dernière proposition est la plus idiote – rouler partout à la même vitesse défie l’imagination quand vous y pensez une demi-seconde – mais découle directement de l’idiotie de ceux qui n’ont rien compris au concept original.
E.H. – Le concept est pourtant simple me semble-t-il : on fait ralentir la voiture pour que la rue soit plus inclusive, moins dangereuse, etc.
L’architecte – C’est exactement ça ! Ce concept, exactement 30Km/h d’ailleurs, a déjà été mis en place ailleurs, à Strasbourg notamment. L’idée est en effet de rendre accessible l’ensemble de la voirie d’un lieu donné, un centre-ville par exemple, à tous les modes de déplacements. Le mot-clef est ‘tous’ ! Bref, les trottoirs disparaissent, l’espace est nivelé et ouvert à tous. Il n’y a plus un stop, plus un feu rouge, plus de giratoire, plus de piste cyclables, plus de file réservée, l’espace est accessible partout de la même façon. Du coup, quand on se pointe en voiture, ou en camion – bien que les livraisons soient privilégiées la nuit – ou en vélo ou à pied avec une poussette ou en rollers ou en skates, chacun est obligé de faire attention aux autres et FAIT attention aux autres et traverse la zone tranquillou en manœuvrant dans le flot des gens. C’est cela le concept de l’espace inclusif à 30 km/h. Le reste de la ville demeure réglé selon les circonstances : vraiment imposer aux chauffeurs de taxis de rouler à 30 km sur les quais à 3h du matin en ramenant à leur hôtel des festivaliers… En ce cas, autant prôner le retour de la calèche.
E.H. – Et ce n’est pas comme ça que ça se passe à Paris ?
L’architecte – Non ! C’est le contraire, la règle de 30 km/h selon la mairie de Paris est le contraire de l’inclusion, c’est l’exclusion, avec des panneaux, des interdits, des stops et des feux partout, avec les bons – les vélocipédistes à poussettes – et les méchants qui roulent en voiture. Ces fonctionnaires obtus et foncièrement malveillants sont parvenus à faire d’un concept qui prône la liberté et la responsabilité de tous – et qui fonctionne très bien ainsi, c’est le principe – en une usine à gaz aux proportions de la capitale sans que quiconque ne s’y sente plus en sécurité ou que la circulation n’en soit fluidifiée ; la preuve, en respectant scrupuleusement la nouvelle règle, je suis arrivé en retard. C’est de plus en plus un problème dans ce pays, nos élites ont une peur bleue de la liberté et préfèrent penser aux Français comme des petits enfants qui ont besoin d’assistance. Mais jamais une société ne se développe aussi bien et aussi richement que quand elle est libre ! C’est bien simple, plus les libertés sont grandes, plus les habitants du pays sont riches. Regardez les dictatures, les gens y sont plus pauvres que dans les démocraties. Et si vous ajoutez à la dictature les fous de Dieu, ce n’est plus la pauvreté assurée pour le peuple mais la misère.
E.H. (qui frisonne en repensant à son enfance dans une famille catho aussi froide qu’une église déserte au cœur de l’hiver) – Non, vous ne pouvez pas dire cela, la France n’est pas une dictature. C’est une république, laïque en plus.
L’architecte – Je ne dis pas l’inverse mais vous noterez que depuis que plus se développe le flicage, plus le dynamisme du pays se flétrit. Une société, c’est comme ces arbres qui ne peuvent vivre qu’en pleine terre. Certes les roses ont des épines mais elles meurent si on les met dans un pot. Idem pour le magnolia par exemple.
E.H. – C’est donc le fait de perdre dix minutes qui vous insupporte ?
L’architecte – Non, c’est cette capacité de nombre de nos élus de s’emparer d’un concept qu’ils n’ont qu’à moitié compris pour en faire, non pas l’outil de progrès et d’inclusion qui le sous-tend, mais pour en faire un outil de coercitions et de contraintes, démontrant ainsi la défiance des élus vis-à-vis de leurs propres administrés. Comment voulez-vous qu’on y arrive ?
E.H. – Je n’en sais rien mais j’entends ce que vous dites. Et vous dîtes que les 30km/h, ça marche comme ça ailleurs ?
L’architecte – Tout à fait. D’ailleurs, il n’y a rien de mystérieux. Même ici à Paris : il n’y a pas un feu place de l’Etoile et pourtant elle tourne ! Comme quoi il ne s’agit pourtant pas d’un concept compliqué… D’ailleurs, même dans la foule la plus compacte, les gens ne se rentrent pas dedans, il n’y a aucune raison qu’ils se rentrent dedans dans une zone à 30 km/h ! C’est justement parce que rien n’est délimité qu’ils sont obligés d’être responsables d’eux-mêmes – y compris la maman avec la poussette qui doit faire gaffe au lieu d’être le nez sur son téléphone autant que le livreur pressé – s’ils ne veulent pas finir la journée au commissariat…
E.H. (avec une bienveillante ironie) – Et l’architecte tout puissant que vous êtes ne peut rien faire ?
L’architecte (qui a entendu de la sympathie dans la question) – Oh là là, si on m’en laissait l’occasion, une série de quartiers seraient comme il faut à 30km/h et ce serait l’opportunité de repenser l’espace public, d’imaginer de nouvelles traversées, de pouvoir monter et descendre sans ni feu ni stop. Je me verrais bien faire quelques ponts et passerelles de la sorte, comme à Venise.
E.H. (qui ne connaît pas Venise) – Tiens c’est vrai, je me souviens que vous avez construit un pont et que vous en étiez assez fier. À Saint-Nazaire, n’est-ce pas ?
L’architecte (surpris) – C’est vrai. Vous avez bonne mémoire, merci. C’était à l’époque de Dupont&Dubois, l’agence a en effet construit un pont à Saint-Nazaire.
E.H. – Justement, comment va Madeleine, votre ex-femme et ex-associée, car c’est avec elle n’est-ce pas que vous avez construit cet ouvrage d’art ; voyez je me souviens même que l’on dit un ouvrage d’art pour un pont ?
L’architecte – Oui, c’était un beau projet mais, pour répondre à votre question, je sais que l’agence Dupont&Dubois – elle n’a pas voulu changer le nom – ne va pas trop fort. J’ai des échos que Madeleine ne va pas bien depuis le divorce et surtout, apparemment, depuis qu’elle a perdu sa meilleure amie.
E.H. – Oui, je crois me souvenir de l’histoire également. Ha, parce que vous savez désormais ce qui lui est arrivé ? Comment s’appelait-elle déjà ?
L’architecte – …
DRINNNN, DRINNNN
L’architecte – Marie-France, elle s’appelait Marie-France, mais non, je n’en sais pas plus que ça et je n’ai pas cherché à en savoir plus. Cela dit, excusez-moi, je dois filer, en roulant à 30 km/h, je crains d’être en retard à mon prochain rendez-vous…
Fiche Anthropométrique des victimes de Dubois
Par Inspecteur Nutello, dit Dr. Nut
Nom : Panoyaux
Prénom Marie-France
Née le : 13 juillet 1969
À : Versailles (Seine)
Taille : 1,70m
Yeux : Marron
Cheveux : Chatain
Signe distinctif (si l’on peut dire) : ex-meilleure amie de Madeleine, l’ex-femme et ex-associée de Dubois
Divorcée, sans enfant
Métier : ergonome (ou ergonomiste, Dr. Nut n’est pas sûr)
Cause de la mort : Inconnue
Corps possiblement enfoui dans le béton au pied de la pile d’un pont à Saint-Nazaire.
Voulait faire médecine puis est devenue vétérinaire avant de changer encore de voie en devenant écologue (ou ergonome, Dr. Nut n’est vraiment pas sûr), activité qu’elle n’a exercée qu’à l’agence Dupont&Dubois.
Disparaît de la circulation à l’automne 2019.
Marie-France Panoyaux est un mauvais souvenir pour l’inspecteur qui se souvient que l’architecte, machiavélique, avait tout manigancé pour lui faire croire à lui, à travers les notes d’Ethel, que Madeleine, sa femme, était l’auteur des crimes imputés à Dubois. Il s’en était fallu de peu que Nut et son équipe n’aillent arrêter Madeleine au petit matin, laquelle n’a probablement jamais su à quel point elle était passée près de la correctionnelle. Tout ça pour dire qu’il lui a fallu un moment à l’inspecteur pour comprendre que Madame Panoyaux n’était pas victime de sa meilleure amie mais du mari de celle-ci.
D’aussi loin que Dr. Nut connaisse l’histoire, Madeleine croit encore que son amie l’a quittée à la suite d’une fâcherie, l’objet d’une discussion violente entre elles deux n’étant pour le policier pas encore tout à fait établi, sinon qu’elle avait trait à Dubois.
Marie-France avait-elle déjoué Dubois le criminel ? Avait-elle compris qui il était ? C’est possible. Est-ce de cela dont elle avait parlé avec Madeleine ? Est-ce la raison pour laquelle l’architecte avait intérêt à se débarrasser d’elle rapidement, au moment où la police commençait à fouiner dans ses affaires ? Est-ce lui qui avait cambriolé sa pharmacie, s’emparant de produits anesthésiants habituellement destinés aux animaux ?
Dr. Nut avait vérifié la légalité de la présence chez elle de ces produits interdits mais Marie-France Panoyaux, avant de devenir ergonome ou écologue ou il ne sait quoi et de rejoindre l’agence, avait mené une carrière de vétérinaire et demeurait encore vétérinaire volontaire sans frontière. Dubois savait sans doute qu’elle disposait de ces produits chez elle. Ce qu’il ne savait sans doute pas, Dr. Nut sourit en y pensant, est que Marie-France et Madeleine entretenaient une liaison depuis de longues années.
Quelle qu’en soit la raison, toujours est-il qu’il s’agit-là selon l’inspecteur, comme pour la comtesse, d’une victime collatérale de l’architecte. Le policier est une nouvelle fois admiratif – même s’il s’en veut – de l’architecte. Car, si sa théorie – ce n’est hélas qu’une théorie, soupire-t-il – est correcte, il doit comprendre que l’architecte est parvenu à liquider Marie-France, ce qui n’est pas gagné, puis à la transporter jusqu’à Saint-Nazaire pour s’en débarrasser, sachant que le béton sera coulé le matin à la première heure, au fond de la pile d’un pont en construction conçu par lui. « Difficile mais pas impossible, surtout pour Dubois », se dit l’inspecteur.
« Au moins, pour le coup », se dit Nut, « je crois savoir où est le corps ». « Et je sais que l’architecte est capable de tuer hors cycle quand il se sent menacé ou insulté, comme avec la Comtesse », pense-t-il. D’autres victimes collatérales lui auraient-elles échappé ?
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
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