Episode 7 – 10h59, la docteur Ethel Hazel souffle les dernières volutes de sa cigarette à la fenêtre de son cabinet. Elle voit ainsi arriver son patient sur son scooter en bas de l’immeuble. D’une séance à l’autre, il passe du cop à l’âne, l’esprit toujours plein d’idées, pas toujours très clair quant à ses intentions, comme un architecte quoi, pense-t-elle. 11h, l’interphone retenti, sur une douce valse de Casse-Noisette, sa madeleine à elle.
«Tu sais, Kafka, la plupart des gens dans le monde ne veulent pas vraiment être libres. Ils croient seulement le vouloir. Pure illusion. Si on leur donnait vraiment la liberté qu’ils réclament, ils seraient bien embêtés. Souviens-toi de ça. En fait, les gens aiment leurs entraves». Haruki Murakami
Ethel Hazel (offrant à l’architecte une main mécanique) – Bonjour. Installez-vous je vous prie. Comment allez-vous ?
L’architecte (cette fois-ci inhabituellement calme, à la fois dans le ton de sa voix et dans le débit) – Pfft il y a des semaines quand rien ne va… Madeleine tire la tronche, je ne sais pas encore pourquoi, Ulysse mon fils a décrété qu’il voulait devenir designer et l’avis technique sur mon bardage métallique a subitement changé…
Ethel Hazel (qui se rend compte qu’à chaque nouvelle séance avec un concepteur, elle en apprend un peu plus sur le jargon du métier, décidément pas très imagé) – L’avis technique ?
L’architecte (presque las) – Je n’ai plus le droit d’utiliser ce matériau… des mois d’études vont tomber aux oubliettes. Il y a quatre ans, le matériau était parfaitement valide et là, d’un coup, il y a un niquedouille de bureau qui décide que c’est dangereux. Ahhh, comme j’envie votre métier, pas besoin d’avis technique pour les déprimés, qui ne doivent pas manquer j’imagine. Quant à moi, c’est à se les mordre – pardonnez-moi l’expression – et je me demande si, au lieu de reprendre les études de ce projet, je ne ferais pas mieux de prendre une retraite anticipée pour aller pêcher les carpes.
E. H. (de là où elle est, elle peut admirer le haut du crâne de l’architecte Dubois, lui au moins à des cheveux, et ils sont propres. Elle se dit, à écouter ses histoires, qu’il se révèle être en réalité une copie conforme de ses semblables, qui sont plusieurs à fréquenter son cabinet. C’est vrai, se dit-elle, j’ai beaucoup d’architectes dans ma clientèle. Est-ce vrai pour mes confrères et consoeurs ? L’architecture est-elle un métier de fou ?) – …
L’architecte (inquiet de n’entendre que lui-même se retourne doucement, comme en quête d’une approbation de sa part) – Docteur ?
E. H. (raccrochant sans mal les wagons) – les architectes prennent-ils des retraites anticipées ?
(bien sûr, elle connaît déjà la réponse, comme à peu près tout le déroulé de la séance qui ne s’annonce que peu constructive. Ethel Hazel s’en rend machinalement compte désormais. Elle en soufflerait presque des volutes de dépit. Il va lui dire que non, les architectes comme toutes les professions libérales ont bien du mal à prendre des vacances, à s’arrêter de penser architecture. En sont-ils seulement capables ? Elle note dans son carnet de l’interroger à un moment plus propice sur cette question qui la taraude : naît-on architecte ou le devient-on ? Est-ce un don inné ou un talent acquis ? Elle se souvient d’un très vieux patient un peu théâtral qui venait la voir quand elle a démarré. Un de ses premiers architectes, si ce n’est le premier. Et un pas facile en plus. A l’époque, la loi les autorisait à fumer dans le cabinet. Ca l’aidait lui à se sentir comme à la maison, la cibiche jamais très loin. Pour sa part, la cigarette faisait alors partie du personnage qu’Ethel Hazel a mis du temps à sculpter ; un long et fin cylindre blanc au coin des lèvres lui donnait une aura plus impénétrable s’imaginait-elle. Et elle avait appris par voie de presse que ce vieux monsieur, dont elle n’avait plus eu de nouvelles depuis longtemps, avait été récemment missionné pour une ultime mission par le Président de la République, quarante ans après un autre président. Quarante ans ! Non, pas de retraite qui vaille pour ces architectes !)
L’architecte – Vous savez, les architectes comme toutes les professions libérales, ont bien du mal à prendre des vacances, à s’arrêter de penser architecture. Non, les architectes ne savent en réalité pas prendre leur retraite. Déjà nous avons commencé souvent tard, alors les points de retraite sont peu nombreux. Et puis, en fait, j’adore mon métier, j’ai …
E. H. – ( … cette chance formidable d’exercer un métier de passion, jamais uniforme. Je me challenge à chaque fois…. La docteur se dit que parfois, elle pourrait faire des paris avec elle-même. Le vendredi, elle reçoit sur son divan une future star, c’est ce que la quadra aux dents longues a envie de croire en tout cas. Peut-être est-elle douée mais, en psychanalyse, cette personne reste très prévisible, extrêmement lisible. On dirait du Virginie Despentes dans le texte, c’est dire ! Parfois, Ethel Hazel se dit que son travail est d’un ennui parfait. Si les architectes eux peuvent se targuer d’avoir à relever des défis différents selon le contexte de chaque projet – Ethel Hazel se félicite au passage de cette digression d’avoir bien appris la leçon de l’architecture contextuelle avec un architecte dont le père fût, lui, très connu en son temps et qui vivait mal le côté aristocratie-architecturale-fin-de-race de sa lignée –, pour ce qui la concerne, il s’agit toujours un peu de la même histoire. A croire qu’ils ont tous été fabriqués dans le même bois, taillés dans la même pierre, moulés dans le même moule… maintenant, l’architecte Dubois, va lui dire qu’il…)
L’architecte – … m’ennuierais si je n’avais pas l’agence, Madeleine à mes côtés, des projets dans les cartons, un ou deux articles pour me gonfler l’égo. Je peux dire ça Docteur ? C’est humain de vouloir être un peu reconnu non ? A moins que ce ne soit que pur narcissisme de ma part. Bon, en même temps, je me considère plutôt comme un bon architecte. Il y en marre de la fausse modestie après tout !
E. H. (Son égotisme lui fait totalement oublier ma propre présence, se dit-elle. En somme, l’architecte pourrait parler au mur, ce serait pareil. S’il se pose des questions, elles sont purement rhétoriques. Ca le rassure de se mettre en scène. Aujourd’hui, Ethel Hazel a l’impression d’être au théâtre devant une pièce qu’elle a déjà vue 15 fois. Elle sent le spleen la gagner. Elle aime bien cette sensation, comme si elle s’élevait au-dessus du sofa, posant un regard bienveillant sur tous ces caractères qui défilent dans son cabinet soigné. Ils sont tous très attachants à leur manière, surtout ce Monsieur Dubois. Ils croient venir la voir pour se débarrasser de ce qui les ruine mais, dans le fond, ils tournent surtout autour du pot, ils viennent pour se rassurer, se conforter dans ce qui fait leur vie...) – Vous disiez que votre épouse est distante ces derniers temps ? Sur le plan professionnel ?
L’architecte – Je ne sais pas. Je me demande si elle ne se doute pas d’un truc. Il m’est difficile de lui dissimuler quand il y a anguille sous roche. J’aimerais bien emmener Géraldine plus souvent à la campagne. Vous savez que nous avons un plaisir commun, elle et moi, la pêche à la mouche dans la nature sauvage ? (Il pense alors à elle, dans l’eau presque jusqu’en haut de ses jambières) C’est génial quand les passions s’accordent, c’est un signe non ?
E. H. – N’est-ce pas ce que vous faites depuis tant d’années avec votre femme ? (Celui-là, pense la psychothérapeute, est tellement obnubilé par les femmes de sa vie qu’elle sait déjà qu’il n’y a pas de risque de transfert. Ce n’est pas pour lui déplaire. Généralement, ses patients ajoutent une pointe de séduction dans ce qu’ils pensent, à tort, être un échange, alors qu’ils sont les seuls à s’épancher… Celui-là n’a même pas l’air de la calculer. Serait-elle moins séduisante qu’avant ? Se remémorant un patient qui lui faisait ouvertement du gringe, espérant peut-être une ristourne sur la séance….)
L’architecte – Docteur ?
DRIIIINNNNNN DRIIINNNNNNNN
E. H. – Voilà c’est tout pour aujourd’hui Monsieur. Une excellente séance.
L’architecte (perplexe) – Merci docteur, à la prochaine fois donc.
Une fois la porte claquée et verrouillée à double tour, la psychanalyste retourne à son bureau pour faire un peu le tri parmi les quelques notes mentales encore fraîches de la séance. Elle sent qu’elle doit s’y mettre immédiatement tant la séance est passée rapidement. Elle ne s’en souvient pour ainsi dire déjà plus.
Derrière son grand bureau en verre, Ethel Hazel allume une cigarette pour se relâcher. En effet, elle doit se rendre à l’évidence : sous le titre Aarchitecte Dubois’, son carnet de notes affiche encore une page presque désespérément… blanche.
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
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Pour lire depuis le début : Architecture, divan et gourmandise…