
Si l’architecte fonctionne à l’énergie solaire, c’est pourtant la blonde Ethel Hazel, sa psychanalyste, qui sans nouvelle du Dr. Nut broie du noir.
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« Si le diable s’ennuie, c’est précisément parce qu’il est lassé de l’originalité éternelle qu’exige le mal ». Yukio Mishima
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Ethel Hazel ne sait pas trop comment réagir au fait que Dr. Nut ne lui ait donné aucun signe de vie, depuis des semaines maintenant. Aucune réponse à ses mails et ses SMS. Elle a rappelé le commissariat. « L’inspecteur Nutello est en arrêt maladie », lui a-t-on dit. « Voulez-vous laisser un message ? » Elle entendit ‘massage’ à travers le masque de son interlocuteur et se sentit rougir sous le sien. « Non, merci, pas de message », avait-elle répondu, dépitée. Malade Dr. Nut ? Elle imaginait le fonctionnaire rigolard racontant son appel à Dr. Nut et se faisait de la peine.
Et maintenant cette nouvelle séance avec l’architecte, « mon dernier lien avec l’inspecteur », se dit-elle tristement. Du coup, malgré l’appréhension que lui causait cet homme soupçonné de meurtres, elle fut presque heureuse de l’accueillir, d’autant qu’il semblait en meilleure forme et plus joyeux que jamais.
A peine allongé, l’architecte enlève son masque.
Ethel Hazel – Comment allez-vous ?
L’architecte – Personnellement, merveilleusement, j’ai l’impression de n’avoir jamais été aussi en forme. Et puis je mange moins et mieux et je suis parfaitement détendu en ce moment même si je suis un peu inquiet pour l’agence. J’attends toujours les résultats des deux concours qu’on a rendus et on sent bien quand même que la rentrée est compliquée. C’était déjà difficile de se faire payer mais là, avec ces paiements en attente, l’agence flirte avec le rouge. L’oxygène se fait rare et je ne voudrais pas avoir à me séparer de quelqu’un à l’agence, déjà que nous sommes une petite équipe.
E.H. (qui ne veut pas qu’il reparte sur son boulot, son sujet favori, plutôt que sur lui-même, décide de prendre d’emblée la main sur la séance. Elle l’interrompt) – Vous savez, depuis plus de deux ans maintenant que nous nous voyons, je sais tout de votre métier mais je ne sais toujours rien de vous. C’est de la pudeur ou s’agit-il d’un placard que vous vous refusez à ouvrir ? (Même avec moi ? Surtout avec moi ? pensa-t-elle.)
L’architecte – Nous avons tous un placard, même vous j’en suis certain. Je le vois à votre façon de vous tenir droite, à la passion que vous portez à vos chaussures, lesquelles vous donnent confiance et vous aident à penser que vous êtes autre chose qu’une dinde de province.
E.H. (abasourdie par la violence et la justesse de la remarque se sent perdre pied) – …
L’architecte (redevenant cajoleur) – Excusez-moi, les mots ont dépassé mes pensées et c’est toujours une surprise pour moi de découvrir ce que vous avez aux pieds.
E.H. (qui se sent rougir à nouveau) – …
L’architecte (souriant) – Vous savez, pour un architecte, parler de son métier c’est parler de soi. En y regardant bien, tout est là. Mais bon, puisque vous y tenez, que voulez-vous savoir ? Si j’ai tué mon père et épousé ma mère ? Ni l’un ni l’autre, je vous rassure.
E.H. (qui retrouve un peu ses moyens) – Il était architecte votre père ?
L’architecte (riant) – Ho non, pas de lignée d’architectes chez moi. (il se rembrunit) En fait mon père, mon géniteur plutôt, n’était pas grand-chose. Il nous a abandonné lorsque j’avais quatre ans. Il a mené une vie de fainéant, accroché au soutien des femmes qu’il séduisait. Il est mort maintenant et je ne l’ai quasiment jamais revu.
E.H. – Il vous a manqué ?
L’architecte – Comment le saurais-je ? A l’école, des copains avaient un père alcoolo qui leur tapait dessus, d’autre un père apparemment idéal mais qui sait ce qui se passe dans l’intimité des familles ? Donc l’un dans l’autre, il ne m’a pas manqué mais je ne suis pas devenu bricoleur.
E.H. – Et votre mère ?
L’architecte – Elle est à la retraite maintenant, dans une maison de retraite. Elle était prof de lettres et m’a surtout donné le goût de la lecture parce que sinon, ce n’était pas très marrant à la maison. Elle ne s’est jamais remise de l’abandon de mon père et a vécu une vie tristounette à l’attendre malgré tout sans jamais retrouver personne. Je n’ai jamais bien compris ce qu’elle lui trouvait, sinon qu’il était bel homme parait-il. Alors le soir, plutôt que de faire face au silence pesant, je préférais lire.
E.H. – Vous êtes fils unique ?
L’architecte (il chantonne) – « toi le frère que je n’ai jamais eu »… Mais bon, rien là de vraiment particulier. Je n’ai pas grand-chose à en dire sinon que, non, je ne suis pas le descendant d’une lignée d’architectes.
E.H . – Mais alors, pourquoi l’êtes-vous devenu, architecte ?
L’architecte (réfléchissant) – A cause peut-être des livres que m’offrait mon parrain. Je croyais vous en avoir parlé. Mais aussi peut-être à cause du soleil. Vous vous souvenez de cet Egyptien monothéiste qui adorait Amon, le dieu soleil ? Oui ? Et bien je crois comprendre ce qu’il ressentait.
E.H. – Que voulez-vous dire ?
L’architecte – C’est le syndrome de la margarine. On a raconté partout que le beurre, ce n’était pas bon, mais la margarine super ! Il a fallu près de quarante ans pour se rendre compte que le beurre, consommé depuis des lustres, ne faisait de mal à personne. Les fabricants de margarine chimique sont les seuls entretemps à en avoir fait leur beurre. C’est pareil avec le soleil. On a convaincu les gens que le soleil, c’était mauvais, que ça causait des mélanomes, des cancers, Bad, Bad, Bad, et les fabricants de crème se font reluire le coquillard. Aujourd’hui, à la fin de l’été, on se retrouve avec des jeunes gens tout blancs qui ont de l’eczéma contre lequel ils luttent… avec d’autres crèmes, et les fabricants de crème de se reluire la pilule côté pile ET côté face. Comment en est-on arrivé là ? Merde, le soleil est notre ami. Sans lui, il n’y a rien qu’une planète glacée. Même les Egyptiens, à construire des pyramides en plein cagnard, s’ils se plaignaient de leurs congénères cruels et malodorants, ne se plaignaient pas du soleil. Depuis la nuit des temps, l’humanité adore le soleil et soudain, au XXIe siècle, c’est l’ennemi et voilà l’humanité devenue souffreteuse.
Alors quand aujourd’hui l’homme politique contemporain s’extasie soudain en découvrant l’énergie solaire, excusez-moi mais bonjour la découverte, ça ne fait que 400 000 ans que les sauvages sont au courant. L’architecture solaire, ce sont aussi le vent, l’air, l’eau, les éléments. Tenez l’eau par exemple, il y a 5 000 ans les Nabatéens avaient transformé une ville du désert – Petra – en oasis avec un pioche et une truelle et je vous garantis qu’il y avait alors des maîtres d’œuvre qui savaient ce qu’ils faisaient. Et aujourd’hui, les politiques découvrent la récupération des eaux de pluie et s’exstasient devant leur grande intelligence ??? Mais, depuis Néandertal, n’importe quel architecte valant son diplôme sait faire et travailler avec ces éléments. Vous avez entendu parler de la maison enterrée de Mari ?
E.H. (qui sent la séance lui échapper à nouveau mais qui se dit qu’il y aura peut-être quelque chose à apprendre) – Non.
L’architecte – La maison enterrée de Mari, on la découvre en première année des études d’architecture. En Mésopotamie, 3 000 ans avant notre ère, c’est l’une des premières maisons de cette civilisation. Dans un climat aride, pour se protéger du soleil, on construisait enterré. Une demi-sphère en briques crues. Il fallait rentrer par le haut, une sorte d’igloo enterré en somme. En première année, l’étudiant doit reconstruire la maison et comprendre comment fabriquer une structure ronde avec des briques carrées. Et savez-vous quoi ?
E.H. (qui s’ennuie un peu) – Comment le saurais-je ?
L’architecte – Oui, c’est vrai. Toujours est-il que, à l’époque, et personne n’avait encore entendu parler de Jésus Christ, sans climatisation évidemment, les architectes avaient déjà inventé divers systèmes de ventilation efficaces. N’importe quel architecte s’extasie aujourd’hui devant les tours des vents en Iran. Il y pense une seconde avant de commander des panneaux voltaïques chinois imposés par les normes, les bureaux d’études et les maîtres d’ouvrage. Le soleil, le vent, les éléments, les matériaux, l’architecture ce n’est pas si compliquée. Dans un sens, en regard du réchauffement climatique, si on veut à nouveau construire un ouvrage de bon sens aux vertus écologiques, peut-être faut-il réapprendre à s’enterrer. Au moins, si on enterre, on construit sans imperméabiliser les sols. Regarder les fourmilières ! Je vous parlerais bien à ce sujet de Dominique Perrault, un autre architecte assez connu, l’enterrement c’est son truc. Mais nous n’avons pas le temps, une autre fois peut-être.
E.H. (un peu perdue) – Justement, tous les politiques, hommes et femmes, ne recommandent-ils pas l’énergie solaire ? C’est ce qu’il me semble pourtant avoir compris.
L’architecte – Certes les politiques qui redécouvrent l’eau tiède s’imaginent faire preuve d’innovation et nous présentent désormais l’énergie solaire comme un impératif, bientôt devenu une norme. « Il faut tenir compte du vent et du soleil », c’est écrit avec arrogance dans les programmes des concours, avec plein d’alinéas et pleins de sous-entendus, pleins de calculs débiles qui n’enrichissent que les calculateurs. Et tu te retrouves face à un maître d’ouvrage qui vient de lire un article dans Usine nouvelle et qui t’explique le vent et le soleil. Heureusement que j’ai fait cinq ans d’études et encore cinq ans de formation dans des agences et que je n’ai que 25 ans d’expérience sinon l’autre il me demande d’éteindre la lumière en sortant.
E.H. – C’est ce qui vous rend anxieux ?
L’architecte – Non, pas anxieux, c’est ce qui m’énerve, et nombre de mes confrères avec moi…
E.H. – Et consœurs…
L’architecte – oui consœurs, si vous voulez. Mon point est que ce qui m’énerve est cette arrogance des pouvoirs en place à vouloir normer la société. Ca commence avec le bâtiment, sous prétexte de sécurité et de principe de précaution, et c’est finalement tout la population qui se retrouve normée, classée, financiarisée comme le tableau Excel d’un promoteur.
E.H. – La société a besoin de règles, quiconque, fut-il architecte (ou meurtrier en série pense-t-elle), ne peut pas simplement agir en fonction de ses caprices ou de ses pulsions.
L’architecte – Certes, mais je vais vous donner un exemple. Vous ne connaissez sans doute pas Les Kalouguines à Angers par exemple.
E.H. (qui devient impatiente) – Les quoi ? Comment les connaitrais-je ?
L’architecte – Oui bien sûr, excusez-moi. Je vous explique. La résidence Kalouguine est un ensemble de neuf immeubles d’habitat collectif, représentant 219 logements, construit à Angers en 1971 dans un « quartier », ce qui signifie que l’on n’est pas chez les bourgeois. L’architecte, un type alors inconnu et nommé VIadimir Kalouguine a laissé son nom à l’opération, souvent nommée « Les Kalouguines ». Ces bâtiments sont soi-disant inspirés des troglodytes de la région. Pourquoi pas. En tout cas, personne à l’époque n’a rien compris de son projet, qu’il voulait d’ailleurs … végétaliser. En 1971 ! Personne n’y comprend rien encore aujourd’hui à son projet et Kalouguine, à ma connaissance, n’a rien construit d’autre, mais aujourd’hui, les habitants du quartier, et les Angevins et les amoureux d’architecture contemporaine, en sont fiers. Et voilà désormais un projet re-mar-qua-ble ! Que personne n’y comprenne rien, ce n’est pas le point, même si le projet avait alors été inauguré par un ministre. Mon point est que ces logements sont la démonstration qu’à l’époque de Kalouguine on pouvait faire AUTRE CHOSE ; aujourd’hui, à cause de la normalisation, même les plus connus des architectes ne peuvent pas faire AUTRE CHOSE que ce que leurs imposent les diktats à la mode du jour. Les normes, je comprends, on ne peut pas lasser n’importe qui faire n’importe quoi, mais dans ce cadre, on doit pouvoir faire AUTRE CHOSE que la merde – passez-moi l’expression – dont on tartine la France jour après jour. En fait, ce n’est pas de normes qu’il s’agit mais d’une NORMALISATION générale, comme la normalisation dont il était question une fois que les chars russes étaient à Budapest ou les Américains au Vietnam ou les Français en Algérie ! Normalisation, vous vous rendez compte ? Voilà où nous en sommes en 2020 – tous normalisés ! Et les usagers, les citoyens, ceux-là même que je dois privilégier avec mon art – disons art – sont comme un troupeau de moutons emporté par la jouissance rassurante de la normalisation. Ne plus savoir penser par soi-même, c’est ce qu’ils prennent pour la liberté ! La normalisation, c’est toujours OK pour les pleurnicheurs et les peureux et, tout bien considéré, ceux-là sont légion !
E.H. (il y a là soudain tant d’infos qu’elle est prise de court) – hum…
DRINNNN, DRINNNN
L’architecte – Sur ce, je dois y aller, on m’attend.
Et juste comme ça, il était déjà parti.
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
***
L’architecte (enjoué) – Hello inspecteur.
Dr. Nut sursauta, ses sens immédiatement en alerte. Retenu prisonnier depuis des semaines dans un appartement somme toute confortable mais sans lumière du jour (mais avec 50 nuances de lumières pour varier les plaisirs), il était comme d’habitude, puisque n’ayant pas grand-chose d’autre à faire, en train de lire, en l’occurrence La Peste, d’Albert Camus. Il était d’ailleurs fasciné par les ressemblances avec la situation romanesque décrite par l’auteur à Oran et la situation en France avec la pandémie de Covid. Du moins telle qu’elle était aux dernières nouvelles. C’est à ce moment qu’il a entendu l’architecte et sa voix enjouée.
L’architecte – Comment allez-vous ? J’espère que la situation ne vous est pas trop pénible. D’un autre côté, il vous faut bien admettre que pendant que tout le monde était confiné, vous pouviez vous balader comme vous le vouliez, aussi ce n’est peut-être que justice que vous fassiez à votre tour l’expérience du confinement.
Dr. Nut – Ce n’est pas du confinement, c’est une prison.
L’architecte – N’exagérez pas, vous êtes mieux ici qu’en prison.
Dr. Nut (se souvenant de leur dernière conversation qui avait tourné court, décida de caresser l’architecte dans le sens du poil) – C’est un sacré travail que vous avez réalisé pour construire cet appartement souterrain.
L’architecte – N’est-ce pas ? Merci d’avoir remarqué. Savez-vous que j’ai réussi à le construire durant le chantier sans que personne ne s’aperçoive de quoi que ce soit ? Et sans que ça ne coûte plus cher au client ! Il me suffisait juste de donner mes instructions aux ouvriers du chantier, de toute façon c’est moi qui avais les plans. L’entreprise ne s’est pas posée plus de questions que ça et voilà. Mais bon, ça fait longtemps, à l’époque on pouvait encore travailler autrement…
Dr. Nut (à brûle-pourpoint, sarcastique) – Pour vous préparer une telle planque, vous aviez déjà prévu de tuer toutes ces femmes ? Vous aviez peut-être déjà tué ? Le meurtre, c’est de naissance ?
L’architecte (que ça amuse) – Qu’espérez-vous inspecteur ? Des aveux circonstanciés, en bonne et due forme et en triple exemplaire ? Vraiment, que savez-vous de mes motivations ? Même Ethel – nous nous voyons régulièrement désormais – semble apparemment avoir du mal à s’y retrouver. Et puis êtes-vous si certain de ma culpabilité ? Ce n’est pas le cas d’Ethel qui, me semble-t-il, me donne à juste titre le bénéfice du doute.
Dr. Nut (à l’évocation d’Ethel, son poil se hérisse, mais il se contient) – Alors pourquoi construire cet antre sans en avertir personne ?
L’architecte – Nous avons tous besoin d’un peu de solitude de temps en temps, d’un jardin secret – Ethel appelle cela un placard, elle n’est pas poète Ethel. Là par exemple, n’avez-vous pas l’impression d’être en vacances ? A propos de vacances, je pense à inviter Ethel quelques jours dans ma bergerie à la campagne. Je sais que vous connaissez l’adresse. Elle a sans doute besoin de vacances avec tout ce qu’elle vit comme émotions actuellement. Qu’en pensez-vous, vous qui la connaissez bien : bonne idée ? mauvaise idée ?
Dr. Nut (faisant un gros effort sur lui-même pour garder son calme) – Comment le saurais-je, c’est à vous de me le dire.
L’architecte – Très bien, en ce cas je vous tiendrai au courant. Mais je suis pressé aujourd’hui Inspecteur – un rendez-vous important, vous savez ce que c’est – et je dois vous laisser. A bientôt donc.
Avant que l’inspecteur ne puisse réagir
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Psychanalyse de l’architecte :
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