A partir d’un relevé assez exhaustif, la chercheuse Sophie Suma décrit comment la télévision valorise les architectes pour le meilleur et, souvent, le pire. Inversement, en tant qu’ancienne praticienne, elle insiste sur les bienfaits des émissions dans lesquelles l’architecte est absent.e mais l’architecture bien présente.
Docteure en arts visuels, Sophie Suma est enseignante-chercheuse à l’école d’architecture (INSA) de Strasbourg et ancienne collaboratrice d’architecte dans une agence privée. Un de ses axes de recherche consiste à relever la présence de l’architecture dans les médias populaires (TV, séries, films cinématographiques, etc.) et comment ces derniers façonnent la figure de l’architecte au niveau du grand public.
Quel type d’architecte aime valoriser la télévision ?
Dans son dernier ouvrage – Que font les architectes à la télévision ? * -, elle s’interroge sur la construction télévisuelle de l’architecte. Pourquoi est-il toujours un homme blanc, viril, pseudo intellectuel, individualiste et de noir vêtu ? Où sont les femmes ? Où est tout simplement la différence ? Comme si la télévision avait décidé unilatéralement de l’archétype à donner au maître d’œuvre.
Il faut dire que les architectes n’ont pas attendu ce médium de masse pour se créer un « déguisement » standard du « parfait » homme de l’art. Depuis la Renaissance et sa nécessaire émancipation vis-à-vis de son statut d’artisan maçon, l’architecte s’est construit au fil du temps un portrait de concepteur démiurge.
L’architecte n’a jamais eu bonne presse auprès du grand public. Bras armé du pouvoir à partir du moment où les humains ont décidé de vivre regroupés autour d’une entité autoritaire dont la principale mission est de les tenir sous le joug de la peur afin d’éviter que certaines individualités s’égarent. Si l’invention jumelée d’un quelconque châtiment divin et d’un inutile dogme religieux a toujours été le meilleur moyen pour façonner cette crainte, l’architecte en aura régulièrement dessiné les nombreux édifices à la gloire de ces pouvoirs théocratiques autoritaires, puis démocratiques ou dictatoriaux, capitalistes, communistes ou néolibéraux.
Tout cela pour dire à quel point le mythe de l’architecte démiurge au service du pouvoir et non de tous les individus vient de loin. Hélas, par habitude, les médias TV se complaisent dans l’accentuation caricaturale du personnage de l’architecte sur le petit écran. Mais qu’attendre de ces supports dont l’essence semble se borner au sensationnel et à stigmatiser les défauts de la société et de ses acteur.e.s. Par exemple : il a toujours été de bon ton de détester l’architecte (trop cher, trop moderne, trop compliqué, etc.). Alors n’invitons que ceux qui incarnent à merveille ces dimensions antipathiques. A savoir, un homme viril, élitiste et individualiste !
Sophie Suma ne manque pas d’exemples. Le Corbusier, Wright, Nouvel, etc. sont de bons clients pour le petit écran. Ils incarnent si bien le cliché de l’architecte que la télévision n’a même pas besoin de les caricaturer ; ils sont des caricatures ambulantes. L’auteure nous entraîne dans les arcanes des Simpsons où Gehry et Koolhaas ne sont pas montrés sous leur meilleur jour. Elle souligne à juste titre que malgré le traitement critique de ces deux stars, n’en demeure que le métier d’architecte est non seulement moqué mais semble réservé aux hommes.
Où sont les femmes ?
Tout commence par une photographie. Une femme et cinq hommes se tiennent debout face à l’objectif. Au centre, l’architecte Patty Hopkins se tient fièrement entre les deux lords, chacun Pritzker Price, sur sa gauche, feu Richard Rogers et sur sa droite, Norman Foster. A côté de l’architecte des boutiques Apple, l’auteur de The Eden Project (2000) Nicolas Grimshaw, et sur sa droite le mari de Patty, Michael Hopkins. Notons que, de l’autre côté, le sixième larron n’est autre que l’ancien associé de Grimshaw, bien connu des amateur.e.s de James Bond (époque Sam Mendes surtout), et son très postmoderne MI6 Building (1994).
Cette image date de 2014, elle a été visiblement faite après ou juste avant le vernissage de l’exposition « The Brits Who Built the Modern World » (RIBA Architecture Gallery, London, 2014-02/13-to-05/27) qui a donné lieu à une série télévisée sur BBC Four (qui débuta le 2014/02/13). Hélas, quelque temps après, sur le site de la BBC Four et sur tous les autres diffuseurs par la suite, la seule femme architecte a disparu de la photo. Comme aux belles heures de la retouche soviétique ou maoïste, Patty Hopkins a été « photoshopée » (dixit nos confrères de Architect’s Journal en date du 5 mars 2014). Tout cela est dingue !?
Partie de ce scandale, Sophie Suma montre comment être une femme, une personne de couleur, LGBTQAI+, ou juste différente n’a pas droit de cité dans le concert bien normatif du monde officiel des médias TV. La chercheuse a passé en revue toutes les émissions d’architecture pour s’apercevoir qu’il est très dur pour une femme d’avoir voix au chapitre. Seules Odile Decq, en France, et Denise Scott Brown, aux USA, semblent pouvoir s’exprimer. Et encore, la première grâce à son look à la Robert Smith (The Cure), la seconde car Madame Robert Venturi.
L’hypothèse de Sophie Suma est que cette position, volontariste et plus que contestable, de ne montrer à l’écran qu’un stéréotype masculin d’architecte, ne peut qu’avoir des effets détestables et négatifs auprès du grand public, et par extension, sur l’avenir de l’architecture contemporaine.
Les stars architectes aident-elles l’architecture ?
Dans la dernière partie de son livre, l’auteure constate une chose bien regrettable. Les émissions grand public (La Maison France 5, Maison à vendre, L’Agence, etc.) où les architectes rentreraient par la petite porte, et non comme invité.es d’honneur, serviraient davantage l’architecture. Drôle de constat. Effectivement, pour peu que vous discutiez avec des personnes pas du tout au fait des dernières œuvres contemporaines les plus reconnues par le milieu de l’architecture, elles et ils vous diront à quel point ces émissions (avec IKEA, vue comme la réalisation, à la lettre, du programme du BAUHAUS) leur ont donné le goût du design et de l’architecture les plus contemporains.
Les médias TV peuvent-ils changer d’état d’esprit ? Sont-ils prêts à montrer une diversité de profils d’architectes de tout horizon ? Rien n’est moins sûr, vu comment ils traitent de l’actualité politique et survalorisent l’un des candidats à la présidentielle qui défend l’idéologie de la domination masculine sur les femmes (entre autres saloperies nauséabondes).
Cependant, une bonne nouvelle vient d’une architecte sortie de l’école d’architecture de Grenoble en 2020. Garance Paillasson a réalisé un documentaire sur les pratiques architecturales émergentes (sous-titre du film) : Devenir architecte (2021). Montré pour la première fois lors de l’excellent Festival Close-Up – Ville, Architecture et Paysage qui s’est déroulé du 13 au 19 octobre 2021, Devenir architecte privilégie l’approche collective du métier.
Garance part à la rencontre d’habitants et de groupes de personnes dont quelques architectes. Parmi ces collectifs, nous retrouvons Bruit du Frigo, P.E.R.O.U., Na!, Te Hok, BLAU, Communa, Rotor. Toutes et tous des enfants (il)légitimes de Patrick Bouchain, ces groupes ne manqueraient pas de revendiquer une de ses phrases prononcées le 3 février 2021 (TV5 Monde / Journal international) : « On est presque tous architectes car on est tous habitants ».
Citée page 60 par Sophie Suma, cette phrase résonne comme le programme-création de toute une génération d’architectes qui devrait passer plus souvent sur les médias TV.
Certainement une des avant-gardes du moment les plus pertinentes s’incarne dans ce mouvement où la figure de l’architecte, dont le nom propre devient une marque, s’efface pour laisser place à un nom d’agence sans noms propres, déclaratif, tel un slogan militant ou aux dimensions poétiques.
Christophe Le Gac
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* Sophie Suma, Que font les architectes à la télévision ? coll. Milieux 002, éditions deux-cent-cinq, 84 pages, 10 euros