Alors que l’humanité est sortie des grottes et des catacombes, explorer le sous-sol pour nous proposer un avenir, voilà une utopie renversante !
Dans un autre temps déjà, Eugène Henard puis Edouard Utudjian avaient été des initiateurs de l’urbanisme souterrain. Aujourd’hui, au moment où l’on s’inquiète de la maltraitance animale, de la maltraitance des végétaux en ville, de la maltraitance du sol, allons-nous finir par la maltraitance des humains ?
L’extension des villes n’a pas de limite, après les gratte-ciel, ce sont les sous-sols qui sont sources de fantasmes et de convoitises. « L’underground », pour être dans le coup, cet engouement et ce cynisme ne sont pas innocents. On dit que les architectes n’habitent pas les logements qu’ils conçoivent, je crains de ne pas en rencontrer beaucoup dans les entrailles de la terre, fussent-elles urbaines.
S’il existe des situations extrêmes, doit-on pour autant en faire une doctrine ? Les habitats troglodytes de Cappadoce, comme ceux du sud tunisien, font rêver par l’ingéniosité des dispositifs de ventilation et les différentes vallées des rois et des reines à Louxor n’ont pas donné le secret de leurs moyens d’éclairage… Mais dans un cas comme dans l’autre, il s’agissait de moyen de défense contre les envahisseurs, de se protéger des ardeurs du climat ou des effets du vent. Que vont invoquer les promoteurs de la ville souterraine aujourd’hui ?
Quinze mille lieux c’est beaucoup mais ce n’est qu’une petite partie des sous-sols de la capitale, même s’il fait plus frais dans nos caves en été que dans nos rues. En ce moment où le réchauffement climatique échauffe tous les esprits, il n’est pas anormal que la question de notre avenir en ville soit posée, comme se pose notre avenir dans l’espace, et pour ceux qui n’ont pas le mal de mer leur avenir sur et sous l’eau.
La littérature a ses défricheurs, l’architecture a ses explorateurs dans la lignée des utopistes du siècle des lumières. L’histoire ne nous lâche pas, elle bégaie, elle ré-explore, l’utopie fait encore rêver. Il faut pourtant relever ses effets pervers. Ce serait dommage que l’exploration se fasse dans l’ignorance des expéditions précédentes. Il est difficile de croire que les projets du dix-neuvième siècle, ceux inspirés par Jules Verne de vivre sous la mer ou sous la terre, puissent être recyclés quand la revendication actuelle est d’élever des poulets en plein air.
L’architecture intéresserait-elle le grand public ? Oui à condition d’être dans la provocation. L’actualité met en avant un projet ou une réalisation et hop ! les questions fusent : que pensez-vous de la nouvelle tour Montparnasse ? De la pyramide du Louvre ? De la Canopée qui couvre le trou des Halles ?
Si l’architecture aujourd’hui a peur de son ombre, je pense que le grand public en est très largement responsable. Chacun y va de son point de vue et pour critiquer nul n’est besoin d’être « critique », nul n’est besoin de connaître les conditions de la production. Dans le domaine de l’architecture, la frilosité est de mise. Résultat, les architectes, en bons prestataires de services qu’ils sont devenus, répondent de la façon la plus juste qui soit à ce qu’ils entendent de la commande et de l’air du temps. Ils le font de trois façons : en enterrant l’architecture, en la recouvrant de végétation ou en l’emballant d’une enveloppe cache-misère. Bien sûr, il y a eu le centre Pompidou, le musée Guggenheim de Bilbao, le Louvre d’Abu D’Abi… mais le fait est là.
Dans le temps, les Parisiens refusaient l’idée même de prendre le métro, ce souterrain porteur de tous les dangers. Il a fallu le génie d’Hector Guimard et les valeurs de l’art nouveau pour que la population s’engage enfin sous des frondaisons protectrices. Il a fallu accompagner l’inquiétante technique d’une présence apaisante de la nature pour rompre l’angoisse causée par l’idée d’aller sous terre. Les temps ont-ils changé pour l’exploration des sous-sols ? L’urbanisme souterrain d’Eugène Hénard ou d’Edouard Utudjian aurait-il de beaux jours devant lui ?
Je suis toujours intrigué par la quantité de personnes qui attendent d’entrer dans les catacombes. Tous les matins, la queue est aussi longue que celle qui s’étire devant l’entrée du Louvre ou celle du musée d’Orsay, six cent mille visiteurs, avant la rénovation de la barrière de Claude Nicolas Ledoux à Denfert Rochereau. N’importe quel sociologue pourrait questionner cet attrait : intérêt pour la mort, l’humidité, la fraîcheur en plein été ? Découverte des fondations de Paris à l’instar de celles en diamants de l’ile de Délos ? Faire ressurgir la ville d’Ys pour mieux nous préparer à la montée des eaux ? Simple curiosité pour les dessous de la ville ou intérêt pour le futur urbanisme souterrain que la ville nous prépare ?
Utopiste, Claude Nicolas Ledoux s’intéressait à l’avenir de l’architecture après la disparition du roi. Que serait une architecture portée par une société démocratique ? Un art qui rende compte de la foi dans la science et la technique, dans l’humanité ? J’ose avancer l’idée que nous en sommes loin et qu’il s’agit plutôt d’un art qui a peur de son ombre et qui s’enfouit un peu comme l’autruche se met la tête dans le sable pour ne pas voir le danger qui arrive… Serait-il plus facile de creuser sous un bâtiment que de l’étendre ou de le surélever ? Avons-nous un goût particulier pour l’obscurité ou cherchons-nous le grand frisson pour côtoyer l’enfer ?
Pour moi, il s’agit du détournement du bien commun, la dernière étape de la destruction de la ville. Le XIXe siècle s’inquiétait de la congestion urbaine qui faisait parfois oublier la beauté du ciel. On ne peut pas oublier le moment où une fenêtre s’ouvre sur l’azur, un coin de ciel bleu. Si le métropolitain est devenu désormais familier (et nécessairement sous terre), c’est la partie aérienne qui reste la plus magnifique au moment où, sortant de l’ombre, on découvre la cité et ses multiples façades dont nous devons être fiers. La leçon de Guimard devrait être dans tous les esprits. Ne cachons pas ce dont nous devrions être fiers : nos façades.
Mon inquiétude aujourd’hui est de voir l’exception devenir la règle comme l’enfermement des Halles, de l’UNESCO, du Louvre, du musée d’Orsay, de la grande Bibliothèque, et aujourd’hui le projet pour l’île de la cité. La mode de l’enfouissement est tellement contagieuse qu’elle touche la Corée du Sud, le mémorial de Rivesaltes… Jean Nouvel avait proposé, à Nîmes, un musée enterré et couvert d’une plaque de verre… mais c’était avant les inondations. L’esthétique de la disparition laisse des traces bien plus profondes que ce que l’on pourrait imaginer.
L’architecture peut-elle exister sans façade ? Ma réponse est clairement non. Pour moi, l’architecture a besoin du sol et du ciel, elle est ce lien que les hommes élèvent, édifient entre la terre et le ciel. Ce mouvement de fond qui entraîne l’architecture dans les abysses m’intrigue. L’Académie des Beaux-Arts, elle-même, a intégré en son sein des spécialistes des grandes profondeurs et des sous mariniers. L’architecture est ce qui nous reste pour manifester notre résistance à la disparition, au raz de marée de l’immatérialité amplifiée par la mondialisation.
Face à ce tsunami (et aux inondations annoncées), il faut continuer de croire que la civilisation va laisser suffisamment de traces et nous tirer vers la lumière. Montréal aurait dû devenir l’idéal urbain dans une perspective de glaciation mais c’est l’inverse qui se prépare et ce sont de nouvelles perspectives qu’il faut rechercher pour lutter contre le réchauffement climatique (une belle perspective pour les spéléologues). Neandertal, l’homme troglodyte, nous appelle ; je savais qu’il y avait de la peur dans l’air…
L’abri antiatomique va-t-il redevenir la règle ? Et le décor architectural un crime ? La modénature est-elle une notion vieillotte ? La beauté est à portée de main à condition de la révéler, de la sortir de sa gangue. Personne n’aurait l’idée de reprocher à Adolf Loos d’avoir utilisé abondamment les formes vivantes de la nature à travers la pierre, le marbre ou les bois. L’architecture a toujours eu partie liée avec la nature, c’est sa source de beauté. Pourquoi se dérober ?
Pourquoi l’architecture souterraine revient-elle sur le devant de la scène ? Une guerre atomique en perspective ? La peur de faire une façade conduisant à une architecture qui perde la face ! Oui, la façade fait peur à l’architecte et il y a souvent de quoi. Sa disparition apparaît comme la réponse idéale. La perspective qui se dessine est celle de la disparition annoncée de l’architecture.
L’avenir des « U-taupies » sera-t-elle la nouvelle doxa ? La cécité des taupes après l’aveuglement des autruches, c’est un bestiaire qui se constitue ! Les économies d’énergie ont bon dos et les pseudo-utopistes (ceux qui veulent nous enfouir) s’en donnent à cœur joie, ils deviennent des « u-taupistes ». Pourtant c’est le sens de l’orientation qu’il faudra aussi garder : difficile en étant sous terre et la tête sur les épaules de ne pas devenir les nouveaux Tartuffe. Cachez, voilez, enfouissez, maquillez de végétation cette architecture que nous ne saurions voir.
Il y a des bonnes et des mauvaises idées qui se cachent sous de bonnes intentions. Les idées les plus séduisantes au premier abord se révèlent parfois opportunistes et souvent dangereuses.
Alain Sarfati
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