Douleur, orgueil, rage, compassion et beaucoup de confusion. Avec Renzo Piano dans le rôle-titre.
Une année est passée depuis le 14 août 2018 quand le pont Morandi de Gênes s’est écroulé, emportant avec lui 35 véhicules et les 43 vies qu’ils contenaient. Au-delà des tristes célébrations à la mémoire des victimes, cette échéance représente aussi l’occasion de faire un point sur les principales étapes qui ont amené, début septembre 2019, au démarrage de la construction d’un nouvel ouvrage d’art.
Dans une ambiance digne d’un drame à l’italienne, qui entremêle à tour de rôle, naïveté, ruse et ingéniosité, cette aventure met surtout en lumière un manque de clarté sur les procédures qui réglementent l’architecture et la construction dans le pays.
Acte 1 – LE CADEAU
Tout de suite après le silence du deuil national, on a tout entendu: polémiques, cris, doléances, doutes, etc. A ce jeu de rôle, le plus surprenant et efficace a été Renzo Piano. Dès le 28 août 2018, à peine quinze jours après la tragédie, dans un pays encore sous le choc et où l’intrigue qui domine est de se renvoyer les responsabilités, Piano livre à titre gratuit au président de la région Ligurie, son projet pour un nouveau pont de remplacement.
Largement relayé par la presse cette «offrande» prend par surprise tout le monde sauf, peut-être, le président lui-même. Il s’agit d’un viaduc structurellement assez simple, qui reprend la statique du portique, avec un tablier en acier soutenu par des piles en béton armé et agrémenté de 43 mâts d’éclairage en hommage aux victimes.
Bien que la maquette de l’ouvrage ait fâcheusement lâché lors de la scène de présentation devant les caméras et les sourires crispés des personnages présents, Piano, communicateur averti, avait déjà mis au point un slogan qui sonne comme une prophétie : «Le nouveau pont sera en acier et durera 1000 ans !»
Renzo Piano a compris qu’en effet, après la prouesse technique du pont Morandi, littéralement tombé en ruines au bout de seulement 50 ans, l’opinion publique veut surtout être rassurée. Le moment est venu, donc, pour un pont rassurant, qui dure longtemps, simple (tant pis si d’aucuns disent banal…), et politiquement correct.
L’urgence de la reconstruction, pour ramener rapidement à la normalité la circulation congestionnée du nord de la péninsule, est un sujet politique fort pour un gouvernement jeune et en quête de crédibilité. L’image d’un pays qui ne se laisse pas abattre mais qui réagit vite et avec fermeté à la tragédie, correspond bien au message de rapidité, efficacité et fiabilité porté par l’agence Piano.
L’état d’émergence, qui vient d’être déclaré, justifie de transgresser aux procédures conventionnelles et ce premier acte se termine sur un consensus général de l’opinion publique autour du pont-cadeau.
Applaudissements !
Acte 2 – LA POLEMIQUE
A partir de début septembre, une timide polémique autour de la procédure d’attribution de cette infrastructure commence néanmoins à prendre forme dans le monde des architectes, des ingénieurs, des personnes de culture et, aussi, parmi de simples citoyens. Il faut reconnaître qu’il est délicat, dans ce conteste chargé en émotivité, de critiquer un geste aussi noble et généreux et qui vient, de plus, de la part de l’une des plus respectées figures de l’architecture mondiale et locale. Malgré cela quelques rares voix s’élèvent.
Des critiques portent sur le problème moral que pose le fait de proposer prestations professionnelles dites ‘gratuites’ mais susceptibles par la suite de se transformer en contrats de travaux à nombreux zéros. D’autres pointent le fait qu’un projet de cette ampleur, réalisé en seulement 15 jours, ne peux pas être un travail professionnel sérieux, mais représente plutôt le fruit d’un exercice de «stagiaires».
Paolo Portoghesi, auteur entre autres de la Grande Mosquée de Rome, dans une interview affirme : «je comprends l’initiative de Renzo Piano qui, en tant que Gênois, s’est investi dans ce projet. Mais c’est quand même un scandale que personne n’ait pris l’initiative de lancer un concours public d’architecture pour la conception et la réalisation d’un tel ouvrage, comme l’impose la loi. Les retards présumés [de la procédure habituelle] ne sont qu’un alibi».
Piano à certes tenu à préciser que son cadeau a été fait au titre de Sénateur de la République (il est sénateur à vie depuis 2013) et que le projet présenté ne représente rien de plus qu’une idée-guide, vouée à amorcer un processus de projet plus approfondi. Ceci notamment par le biais d’un concours d’idées pour l’aménagement de tout le quartier à proximité du pont.
Mais là encore le président de l’Ordre des architectes de Rome, Flavio Mangione, n’a pas manquer de réagir : «au lieu d’offrir un projet, le sénateur Piano aurait dû adresser, pour le Sénat, le vrai problème qui concerne les rôles et les compétences de chacun». Aie !
La polémique est déclenchée et apparaît en ligne une pétition pour dire «non» à la démolition précipitée des parties encore débout du pont Morandi et demandant d’évaluer les économies possibles avec une conservation partielle de celui-ci. La pétition récolte en très peu de temps de nombreuses signatures.
La grogne monte et, notamment parmi les représentants des milieux politique et culturel, la requête d’un concours ouvert est désormais évoquée avec insistance.
Brouhaha général dans la salle !
Acte 3 – LA CONSULTATION
En octobre 2018 un appel à manifestation d’intérêts à l’adresse d’entreprises ou groupements, pour un projet de démolition/construction, est finalement lancé. La remise des projets est fixée pour le 26 novembre, urgence oblige. Une douzaine d’équipes remettent une proposition.
Le résultat du jury est révélé en sourdine le 18 décembre suivant. Sans surprise, le groupement Salini Impregilo-Fincantieri-Italferr, basé sur le projet de Piano, est déclaré lauréat, devant l’équipe de l’entreprise Cimolai associée à Calatrava comme concepteur. Cette dernière présente bien quatre projets différents dont trois signés par l’architecte espagnol qui, apparemment, au vu de l’investissement réalisé, y a vraiment cru.
Sans surprise donc, et conformément à l’esquisse initiale, le nouveau pont sera un viaduc de 1.067 mètres avec 19 travées en acier, 18 piles en béton armé. Le coût de construction est estimé à 202 M€ et le délai de construction estimé à douze mois (l’entreprise s’engage à travailler 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24). La date de livraison est arrêtée pour Noël 2019, ce qui tombe plutôt bien pour la remise du cadeau, cette fois-ci grandeur nature, aux Italiens.
Luigi Prestinenza Puglisi, enseignant et critique d’architecture, écrit au sujet de ce projet dans le web-magazine art-tribune : «Il existe un malentendu colossal, celui de confondre simplicité et efficacité en envoyant au grenier des centaines d’années d’études et de recherches sur des structures plus complexes que celle du trilithe. Inutile de dire combien un tel malentendu peut être dangereux. Surtout quand il est véhiculé par un personnage considéré par beaucoup comme l’architecte par excellence, celui qui a l’expérience et le savoir-faire nécessaires pour parler de certains problèmes. Désormais, tout pont, autre qu’un viaduc constitué de murs et de poutres, sera considéré avec suspicion».
Le projet lauréat est signé par la société d’ingénierie Italferr. Renzo Piano aura une mission découpée sur mesure de «superviseur technique». Il sera garant de la qualité de la réalisation et de sa conformité avec l’esquisse initiale et cela à titre gratuit, ce qui va sans dire.
Applaudissements mais, aussi, quelques ricanements …
Acte 4 – LE DENOUEMENT ?
Le 26 mars 2019, le Conseil Supérieur des Travaux Publics, le plus haut organisme technique de l’Etat, consulté pour donner un avis préalable sur le projet d’exécution, établit que celui-ci ne répond pas aux normes européennes actuelles. Cela en raison de son tracé rectiligne, qui ne permet pas un contrôle aisé de la trajectoire des véhicules, ainsi que pour la présence de rayons de courbure trop réduits aux virages existants aux extrémités du franchissement. Aie !
Afin de ne pas retarder le chantier et ne pas engager des dépenses supplémentaires, le gouvernement décide de garder le projet en l’état mais il impose une limitation de vitesse sur le futur ouvrage à 80 km/h.
Le même organisme émettait également d’autres critiques, notamment sur le choix d’un tablier unique pour les deux voies de circulations et sur la dimension des bandes d’émergence trop larges. Mais la machine et tout le reste étaient déjà lancés tels que prévus initialement.
Les travaux de la première pile du nouveau pont ont démarré le 15 avril 2019, pendant qu’ailleurs sur le chantier, les derniers vestiges du Morandi sont démolis.
Entre-temps, la recherche des responsables du désastre continue. Après une année d’expertises et d’investigations, les causes exactes de l’effondrement de la structure ne sont toujours pas élucidées. Les tonnes de fragments, récupérés, catalogués et envoyés en Suisse pour analyse, ne permettent pas, à ce jour, d’établir avec certitude l’origine de la catastrophe. Le procureur de Gênes dans une interview datée du 7 août 2019 déclare de manière laconique, et peu rassurante, que «le pont s’est écroulé parce qu’il n’arrivait plus à tenir débout».
Les responsabilités entre les organismes ministériels affectés aux contrôles des infrastructures et la société Autostrade per l’Italia (faisant partie du groupe Benetton), chargée de la gestion et la maintenance des autoroutes dans ce secteur, restent donc encore à départager.
Pour savoir qui payera le cadeau, il faudra encore attendre…
Suspense… Rideau !
Paolo Tarabusi