Alors que la Cour des comptes vient de remettre un rapport sévère consacré au Grand Paris Express, «le plus grand chantier d’Europe» (200km de voies, 68 gares), ça chauffe dans les rédactions des gazettes qui pointent l’augmentation des coûts et l’allongement des délais. Ha bon ? Parce que c’est une surprise ? Car, enfin, qui peut croire encore aux budgets et aux délais annoncés dans ce dossier ? Revue d’effectifs.
Les 220 mercenaires
La Société du grand Paris (SGP) touche environ 550 M€ (millions d’euros) d’argent public par an, via une taxe spéciale Grand Paris sur les impôts locaux, le reste du projet étant financé par l’emprunt. «Alors que le Grand Paris Express représente un investissement de plus de 30 Mds€ (milliards d’euros), seulement 220 salariés pilotent le projet», souligne Jacques Baudrier, conseiller PCF d’Ile-de-France, cité par Le Parisien (18 janvier 2018).
Pour se faire un ordre d’idée, en 2016, AXA, première entreprise française, a dépassé pour la première fois dans l’histoire du groupe les 100 Mds€ de chiffre d’affaires : elle compte 165 000 collaborateurs. La même année ce sont les 184 000 employés de BNP Paribas qui ont permis à la banque de réaliser un produit net bancaire de 43,4 Mds€.
Pas étonnant que la Cour des comptes, dans son rapport daté du 17 janvier 2017, pointe que «le plafond d’emplois assigné à la SGP demeure faible au regard de l’ampleur du projet, et l’établissement lui-même ne semble pas disposer d’une vision de long terme sur son bon format». Ce n’est rien de l’écrire ! Faute de talents peut-être… Comme pour les chirurgiens, faut-il engager des diplômés pakistanais ?
Sans doute que 220 gugusses hypercompétent(e)s, hypermotivé(e)s et parfaitement dirigé(e)s vers un objectif clair et réfléchi seraient suffisants pour un chantier d’une telle envergure mais, apparemment, ils pourraient être 2 000 à la SGP, s’ils ne savent pas où ils vont, ça ne change rien, ça coûte juste plus cher.
D’autant que le constat de la Cour des comptes, malgré le langage diplomatique d’usage, fait peine à voir. «Les procédures de passation des marchés sont inégalement maîtrisées et l’exécution des marchés encourt de nombreuses critiques», écrivent les magistrats. Ils précisent : «faute de définir avec précision ses besoins, la SGP multiplie les recours aux bons de commande et aux avenants. Cette pratique est susceptible de remettre en cause l’équilibre économique des marchés et expose l’établissement à des risques juridiques». Des risques juridiques ? Des recours par exemple ? Pas en France ! Si ?
Mais qui donc ne maîtrise pas les procédures de passation et d’exécution des marchés ? Et qui donc engage ces «coûts d’investissements peu fiables et sous-estimés» dont parle la Cour ? Des branquignols, d’évidence ! C’est Kafka qui doit se marrer.
Défaut de gouvernance : allo Mary Poppins ?
La SGP est gérée par l’Etat et les collectivités locales mais elle est indépendante du Syndicat des transports d’Ile-de-France (STIF) – les trains, les trams, les bus, les métros, tout ça – qui est une compétence de la Région. Allez comprendre. La SGP est encore indépendante de la MGP (la Métropole du Grand Paris), nouveau machin qui vient encore compliquer, si possible, l’écheveau administratif. Alors la cohérence… Mais cette organisation, il a quand même bien fallu que quelqu’un l’invente !
Sans parler des Jeux Olympiques, vendus avec un Grand Paris Express comme sur des roulettes, qui risquent d’ajouter de la précipitation à la pagaille. Pas d’embouteillages qu’ils disaient ! «Le calendrier de mise en service des lignes 17 et 18 en vue des Jeux olympiques de 2024 est quasi inatteignable», écrivent les magistrats. Au moins ça, ce ne sera pas fait !
«J’ai voulu le Grand Paris des projets, pas celui des institutions», se défend Nicolas Sarkozy en décembre 2017 (L’Opinion), qui estime que «l’Etat doit être le seul acteur décisif au vu de l’avancée du projet». Lui-même s’était prudemment engagé sur un «Grand Paris à l’horizon de vingt, trente voire quarante ans» lors de son discours fondateur du Grand Paris en septembre 2007 délivré à la Cité de… l’architecture !
Dix ans plus tard, au fil des lois, des décrets et des arrêtés pris par le législateur, les députés et gouvernements successifs, sous l’impulsion du plus haut niveau de l’Etat, ce projet volontaire est devenu un casse-tête chinois. Bref la responsabilité de l’imbroglio actuel incombe in fine aux élus de la nation plus encore qu’à une administration déjà noyée sous la logorrhée réglementaire.
Or, que font les élus sinon des promesses à des fins qui n’ont pas le plus souvent grand-chose à voir avec l’intérêt général ? Pour vendre ses projets – quelles qu’en soient ses qualités propres – l’animal politique français se sent apparemment obligé d’en minorer le coût, et pas qu’un peu ! A croire qu’il ne pourrait pas vendre son projet sinon. Pourquoi ? Il ne vaut pas son vrai prix le projet ? Pourquoi cette volonté de le vendre au rabais ?
C’est la tactique utilisée par exemple pour la philharmonie de Paris. Annoncée au grand public contre toute vraisemblance à 200 M€ lors du concours – une affaire ! Quand la mariée est trop belle… – elle en a évidemment coûté largement plus du double, soit le prix normal d’une philharmonie, mais seulement après moult faux-semblants, invectives, trahisons de la part de tous les acteurs de la farce.
Si Nicolas Sarkozy et Bertrand Delanoë avaient annoncé d’emblée un coût de 500 M€, cela aurait-il empêché le projet de se faire ? Aurait-il coûté encore plus cher – la faute à l’architecte évidemment – ou, au contraire, se passant dans d’excellentes conditions de transparence et de budget, le projet aurait-il été livré dans les temps pour moins cher ? A 500 M€, Zaha Hadid aurait-elle gagné le concours ?
Un Grand Paris Express Sergent Major
Les partenariats-public-privé (PPP) sont un autre exemple de vessie vendue comme une lanterne. Le système devait faire faire des économies à l’Etat.
En réponse au mouvement d’humeur de janvier 2018 des gardiens de prisons, le gouvernement annonce la construction de 15 000 nouvelles cellules. Très bien mais avec quel budget ? Que l’on sache, celui de la justice est déjà dans le (très) dur à cause notamment du PPP pour le TGI parisien et de tous les PPP précédents, justement déjà pour des prisons. Pourtant, les gardiens de prisons l’expliquent : les prisons déshumanisées issues des PPP, ils n’en veulent plus.
Quinze ans plus tard, le prix de ces PPP désormais connus, ne serait-il pas plus audacieux d’annoncer aux citoyens le vrai coût de ces 15 000 nouvelles places en taule ? Peut-être alors sauraient-ils en juger les mérites en toute connaissance de cause. En attendant, qui pour financer ces nouvelles prisons ? Les majors habituelles ?
Tiens, et Le Parisien (septembre 2017) qui note que, pour la ligne 15 Sud (Pont de Sèvres – Noisy-Champs) déjà 3,7 Mds€ de marché – une paille – ont été attribués «essentiellement à Vinci, Bouygues et Eiffage». Nul ne s’y attendait.
Le coût du Grand Paris Express était donc au départ estimé à 22 Mds€. Il atteint à ce jour les 35Mds€. Ce n’est pas le chiffre final : 49 Mds€ ? 70Mds€ ? 84 Mds€ ? Plus ? Nous en saurons plus en 2030 puisqu’apparemment personne aujourd’hui n’en sait rien.
En tout état de cause, il y a sans doute plusieurs raisons qui, en dix ans (2007 – 2017), poussent à la hausse le budget nécessaire à la réalisation d’un tel projet : aléas et difficultés de chantier (certaines gares sont à plus de 50 m de profondeur), actualisation des coûts réels après les premiers retours d’appels d’offres et premières mises en chantier, difficultés découvertes lors des études, difficultés d’interconnexions des réseaux, etc. Sans compter qu’à Mantes-la-Ville, la future gare Eole, celle-ci pour une fois construite trop vite, l’a été au mauvais endroit.
Un delta avec les premières estimations du budget est donc justifié mais il n’explique pas pour autant qu’un président et des élus influents de la République puissent sans rougir annoncer que les 200 km de métro et 68 gares promis seront livrés pour 22Mds€ quand ils en valent déjà 35 à peine quelques années plus tard. A ce niveau d’erreur, ce n’est plus de la prospective mais de l’approximation. Le doigt mouillé ? Heureusement que notre Ecole Nationale d’Administration fait l’envie du monde entier, qu’est-ce que ce serait sinon…
Et si le maître d’ouvrage est capable de se tromper à ce point dans l’estimation du coût global pour le contribuable d’un projet, que faut-il penser de son organisation ? Si un architecte fait, toutes proportions gardées, une erreur de cette échelle, il est mort.
D’ailleurs, d’aucuns, Valérie Pécresse, présidente de la région IDF en tête, ne sont pas loin de soupçonner les architectes de chercher bien entendu à ajouter du beurre au beurre. Dès septembre 2017, vitupérant déjà à propos de «l’explosion des coûts», elle mettait en garde «sur les gestes architecturaux qui conduisent à déséquilibrer le coût» et appelait à «une modération du coût des gares où la SGP fait parfois un geste architectural avec des coûts pharaoniques». Le dérapage budgétaire, c’est évidemment la faute de l’égo des architectes. En revanche n’y sont pour rien, Valérie Pécresse la dernière, les luttes de pouvoirs et mesquineries entre l’Etat et les élus de la région, de la Métropole, de la Ville de Paris, des départements, des agglos, on en oublie sans doute…
S’il faut, comme le préconise la Cour des comptes, «réviser le périmètre», il va y avoir des grincements de dent et les architectes n’y seront pour rien.
Que faire de grand sans se soumettre aux chimères ?
Tout cela renvoie à la question. Les Français sont-ils des veaux, pour citer Charles De Gaulle, qu’ils semblent avaler à chaque fois avec le même bonheur les mêmes effets d’annonce avant de s’offusquer, mais trop tard, du prix réel des projets des leaders qu’ils ont élus ? Est-ce la raison pour laquelle les politiciens ne se privent pas de minorer avec constance, et ce dans des proportions écœurantes, les vrais coûts des projets ?
Feue Zaha Hadid, lors du concours de la philharmonie de Paris, avait mis le jury face à ses responsabilités en disant que ce projet ne pouvait pas être construit à 200 M€, le projet qu’elle proposait en coûtant au moins le double. Mais le jury savait déjà que le budget du maître d’ouvrage était fantaisiste, au mieux.
Quand il a fallu évaluer le budget du Grand Paris Express, il n’y avait donc à nouveau personne pour dire «…heu, là chef, 200 km de métro et 68 gares, en IDF, à 22 Mds€, je ne vois pas comment on y arrive» ? Personne dans les ministères concernés n’en savait rien non plus. A moins, puisqu’il est question de transport, qu’une vision Easy-Jet de la politique n’ait prévalu ! «Hé chef, pour le Grand Paris Express, Easy-Jet, ça vous dit quelque chose ?»…
Quant au CDG-Express, qui doit relier la gare de l’Est et l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle, selon Valérie Pécresse un projet «essentiel pour l’attractivité de la région», avec un investissement (SNCF Réseau et Aéroports de Paris) «entièrement privé», c’est en bonne voie évidemment. Par exemple, en décembre 2017, le Sénat a voté un amendement à la loi de finances 2018 supprimant le prêt d’1,7 milliards d’euros que l’Etat entendait consentir au groupement constructeur de la ligne CDG-Express. Ambiance. Mais l’Etat prévaudra et le CDG-express sera prêt et nickel pour les J.O. de 2024, cochon (privé) qui s’en dédit.
En tout cas, en janvier 2018, la Cour des comptes, les gazettes et les citoyens tombent des nues en découvrant que tous les projets de la brochure ne seront pas livrés au prix et dans les délais prévus (sic), la différence pour ces derniers pouvant atteindre six ans parfois. Six ans ! Par exemple, la ligne 14 vers Saint-Denis Pleyel doit aujourd’hui être bouclée pour 2024 (2020 dans le meilleur des cas, elle était prévue pour 2017). Or le quartier Pleyel à Saint-Denis entend d’ores et déjà devenir un pôle d’affaires, «au cœur du Grand Paris», et la ville voisine de Saint-Ouen doit accueillir dès 2018 le siège de la région Ile-de-France. A tous leurs futurs usagers, en attendant l’Express, bienvenue sur la ligne 13 du métro parisien déjà archi saturée. Voilà qui va leur rendre le moral aux Parisiens. L’‘Urban planning’ comme on dit en novlangue, c’est un métier!
Alors maintenant que le principe de réalité nous a rattrapés, tiens, parmi les gagnants et les perdants, à propos de la ligne 16 qui doit traverser la Seine-Saint-Denis, c’est OK pour le tronçon entre Saint-Denis Pleyel (la grande gare proche du Stade de France et du village olympique) et Roissy. En revanche, les quartiers populaires d’Aulnay, Sevran ou Clichy-Montfermeil – ceux-là même qui souffrent le plus de l’enclavement – devront attendre.
Olivier Klein, le maire de Clichy-sous-Bois, cité par France Bleu le 22 janvier, est inquiet : «Si ce métro n’arrive pas en 2024, cela voudra dire une parole non respectée… la crédibilité de la parole publique serait entamée», se désole l’édile. Cela fait un moment que, dans ce domaine, la «crédibilité de la parole publique» pose question. Comment lui-même y crut-il ?
L’Etat douterait pourtant de ses capacités. En effet, le 21 janvier, le Premier ministre annonçait que la France renonçait, «pour raisons financières», à l’organisation de l’exposition universelle de 2025. Après la coupe du monde de Rugby en 2023 et les J.O. en 2024, c’était frôler l’indigestion ?
Pourtant le coût total estimé de l’exposition universelle n’était ‘que’ de 3 Mds€ et devait être «amorti par les recettes des visiteurs (50 millions de personnes attendues pendant six mois à raison de 50 euros l’entrée), les produits et droits dérivés (notamment de télévision), et les exposants».
Puisque c’était une si bonne affaire, pourquoi renoncer ?
En plus, le Grand Paris Express aurait été prêt, sans doute…
Christophe Leray