Comme tous les David, celui-ci – appelons-le Stan – ne paye pas de mine. Grand, mince, les yeux très bleus, il dégage une forme de timidité qui ne le fait pas spontanément passer pour un foudre de guerre. Il vient pourtant – le 5 décembre 2022 précisément – de terrasser Goliath, et de quelle façon !
Stan, en short noir, 41 ans à ce jour, est un (encore jeune) architecte en son nom propre ; Goliath, appelons-le QuinzeCentQuinze, comme la bataille, en short Gold, est un promoteur national « organisé autour de quatre pôles d’activités : l’habitat (collectif et individuel), l’immobilier d’entreprise, les résidences services (seniors ou étudiants) et les grands projets ». Combat d’évidence déséquilibré ?
Au tournant des années 2000, Stan, des images de Paris plein la tête grâce aux photos rapportées de la capitale d’un grand-père aviateur, arrive en France d’un pays lointain à 18 ans avec la ferme volonté de devenir architecte. Diplômé de La Villette, après un an d’Erasmus à Delft, il décroche un premier job chez Foster à Londres, où il restera trois ans. Il aurait pu y faire carrière.
Il a rencontré à l’école de la Villette celle qui deviendra son épouse et associée ; les souvenirs du grand-père toujours vifs, ils décident donc de rentrer en France. Trois enfants naîtront. Stan travaille chez Groupe 6, agence avec laquelle il est toujours en bons termes, puis chez SCAU, sur le vélodrome de Marseille notamment, projet dont il garde un souvenir ému. Désormais français, il aurait pu faire carrière chez SCAU, qui connaissait alors ce prometteur moment de bascule entre les générations. Il décide pourtant en 2014 de créer sa propre agence.
Dès 2016, David rencontre Goliath pour lequel il réalise plusieurs faisabilités. La relation est apparemment féconde puisque Goliath en 2019 retient Stan pour la construction de son nouveau siège social dans « un très bel endroit » entre Malakoff et Montrouge (Hauts-de-Seine) : 3 300 m², un budget de 6,27M€, R+6. « Je voyais mon entreprise basculer dans une autre dimension », se souvient Stan.
Après un travail d’études et de faisabilité, Goliath achète le terrain et Stan conduit l’élaboration des façades et le suivi administratif en lien avec les administrations. Hélas, malgré l’obtention de l’agrément préfectoral et la réalisation complète de la mission en novembre 2020, Goliath met fin en janvier 2021, sans préavis, aux missions de David. De surcroît, le promoteur n’hésite pas à baisser le montant des honoraires de l’agence et ne s’acquitte pas non plus d’une facture ad hoc, datée de novembre 2020.
Il faut dire que Goliath a fait tout ce qu’il fallait pour se rendre désagréable : il a commencé par imposer un autre architecte avec qui Stan doit partager l’affaire et ses plans. « Dans une logique de compromis pour voir aboutir le projet, j’accepte le deal puisque tout le monde me dit que ça se passe comme ça », raconte David. « De fait, nous travaillons en bonne intelligence avec l’autre agence mais les tracasseries continuent pour nous deux puisqu’on nous en demandait toujours plus avec des honoraires toujours plus bas », se souvient Stan. Jusqu’à ce que les deux agences envoient finalement le PC, avec leur fameuse facture pour solde de tout compte. Réponse de Goliath : « Vous serez payés dans la totalité quand le permis sera purgé ». Ouch !
Au-delà du caractère évidemment illégal de l’injonction non contractuelle, pour Stan c’est finalement trop de crispation et il décide de porter l’affaire devant la justice en octobre 2021. « Le problème est la brutalité versus la bonne foi : [Goliath] espérait que je m’écrase », raconte David. C’est le problème avec les David, il y en a toujours un pour enrayer une machine bien rodée.
Goliath propose finalement un règlement « à l’amiable » dans lequel il est demandé à Stan de renoncer à ses droits d’auteur, à ses droits d’image, à ses droits de reproduction, à ses droits de modifications, etc. le tout pour un montant moindre que ce qui lui est dû. Et de payer pour le beurre ?
« À un moment, il faut dire stop », et Stan, frondeur, s’est levé !
David a certes pris des beignes ; en ces circonstances, les conclusions des adversaires valent souvent par leur cruauté. D’ailleurs la cour l’a débouté de nombre de ses audacieuses demandes. Pour autant, surprise, le 5 décembre 2022, le tribunal de commerce de Paris a reconnu le préjudice moral subi par Stan et les juges ont condamné Goliath sans mâcher leurs mots. Voici quelques extraits du jugement.
« Il convient tout d’abord de noter que si [Goliath], sans raison justifiée, a tardé à honorer le paiement de la facture d’honoraires adressée par Stan, pour finalement la régler près de 15 mois plus tard, sans intérêt de retard, elle a surtout fait durant cette période différentes propositions d’ajustement de ces honoraires en introduisant notamment des conditions nouvelles comme « la purge du permis de construire » ou la « cession irrévocable et à titre exclusif des droits patrimoniaux (doits de reproduction, de représentation et d’adaptation de l’œuvre) » au sens du code de la propriété intellectuelle, œuvre dont Stan devait en plus garantir le caractère ʺoriginalʺ, ces conditions, non prévues à l’origine et non négociées ayant d’ailleurs pour certaines un caractère léonin ».*
Caractère léonin ? Bienvenue dans le monde de l’architecte supposé démiurge !
Le tribunal reconnaît de plus que Goliath ne pouvait pas ignorer que la lettre du 23 juillet 2020 présentant les différentes phases de la mission et mettant en perspective la signature d’un contrat ultérieur, « amènerait les deux cabinets d’architecte à se mettre potentiellement en position de mobiliser les moyens leur permettant d’assurer la mission au-delà de sa première phase ».*
Le tribunal précise enfin que Goliath a manqué de loyauté vis-à-vis de Stan et que cette situation a nui à l’image et à la réputation de ce dernier. Le préjudice moral est dès lors avéré.
Sur ce, David a donc obtenu 12 000 € au titre du préjudice moral : 3 000 € au titre de l’article 700 du Code civil ; les dépens étant à la charge de Goliath.
À l’heure d’écrire ces lignes, Goliath n’a pas interjeté appel mais n’a pas exécuté spontanément la décision.**
La morale de l’histoire ? Un promoteur est condamné pour « préjudice moral » vis-à-vis d’un architecte !!! Il faut se pincer ! C’est la MAF (mutuelle des architectes français) qui doit être contente, surtout si l’affaire fait jurisprudence.
David était présent à toutes les échéances judiciaires, Goliath s’est toujours contenté d’être représenté. Une erreur sans doute : « pendant le procès, je suis intervenu car il y a des éléments invisibles que les gens qui ne sont pas du métier ne voient pas », explique Stan l’architecte qui d’évidence s’est montré convaincant.
L’homme de l’art est-il déboussolé par toute cette histoire ? « L’impact est surtout mental, pas financier. Au fond, les choses se passent souvent ainsi, c’est juste qu’en l’occurrence, je n’avais jamais rien vu d’aussi brutal et avec autant d’évidences à ma disposition ! », dit-il.
Soit toutes ces traces laissées imprudemment à traîner sont bien la preuve que Goliath a toujours pensé que David finirait par lâcher l’affaire, soit ses conseillers et ses équipes sont d’une rare insouciance. Sans doute le géant a-t-il l’habitude de ne se voir opposer que faible résistance. En effet, pour une telle affaire étalée au grand jour, combien y en a-t-il dont nul n’entend jamais parler ? Est-ce la preuve que nombre d’architectes ont l’échine plus souple que ne l’exige leur métier ?
« La peur, c’est normal et ce n’est pas normal ; c’est le résultat de notre propre acceptation. C’est insupportable car nous avons des leviers, il faut juste avoir le courage d’en parler ouvertement », soupire David/Stan.
Dont acte : « n’ayez pas peur ! », comme disait feu Jean-Paul II.
Christophe Leray
*Extrait du jugement du Tribunal de commerce de Paris de 05.12.2022 (disponible publiquement).
** Ce fut fait en réalité le 18 janvier 2023. Mis à jour le 6/04/23. L’éditeur s’est depuis abonné à la newsletter du parquet.