Les images dévoilées du projet de l’Université de Chicago à Paris, confié au Studio Gang (associé à Parc architectes pour le compte d’Icade), ont de quoi laisser rêveur. Si l’envie d’aller chercher une agence prestigieuse pour une école classée parmi les meilleures du monde peut se comprendre, la perspective de l’ouvrage, elle, révèle surtout les arcanes du pouvoir parisien. Pas vraiment pour le meilleur, ni tout à fait pour le pire.
Le 8 décembre 2018, la Ville de Paris, la mairie du XIIIe arrondissement, la SEMAPA (Société d’Economie Mixte d’Aménagement de Paris) et l’Université de Chicago ont adoubé l’heureuse équipe gagnante de la parcelle de l’îlot M9B de la ZAC Paris Rive-Gauche, une consultation lancée en décembre 2017.
Jeanne (prononcer Djiny) Gang aura donc l’honneur de concevoir un projet constitué des 2 700m² de l’Université de Chicago, de bureaux et de logements, soit environ 9 500 m² au-dessus du faisceau ferré de la gare d’Austerlitz, sur l’avenue de France à Paris. A première vue, une parcelle technique pour une équipe sans conteste capable de petits miracles.
Un béotien pourrait même crier rapidement au prestige. Wouah, presque 10 000 m² en plein Paris ! Et pour la 7ème université du monde au classement de Shanghai en plus ! Et pour 1 000 m² de bureau… ouais… et 86 logements… Bon, rien moins en réalité qu’un projet classique sur le territoire de la SEMAPA, habituée depuis des lustres à gérer les défis techniques liés au passage des trains.
En termes de dessin, à cause peut-être des neuf heures d’avion qui séparent Paris de la capitale de l’Illinois, la perspective ne vend pas le rêve américain. Elle rend en revanche bien compte de la griffe de l’aménageur, bras armé de l’équipe municipale. Un rapide coup d’œil montre que ce projet n’est paradoxalement qu’un énième projet «made in Paris».
Le communiqué de presse d’Icade en témoigne abondamment. Tout le verbiage à la mode est au rendez-vous : «projet mixte», (sera-t-il un jour paritaire ?), des logements développés en «co-conception», un «socle actif» avec des «commerces de proximité» évidemment pour animer une voirie surdimensionnée dans un quartier morne et sans émotion. Un partenariat avec une artiste américaine, pourquoi pas… Mais, en ce moment, signer la charte «un immeuble une œuvre»*, qui existe depuis 1976, et le mentionner, c’est comme se féliciter de mettre des fenêtres à triple vitrage face à la gare…
Si le programme ne fait guère avancer sur les raisons du choix de l’architecte de Chicago, peut-être que son savoir-faire technique aura été force de propositions et d’innovations ? Après tout, construire au-dessus des voies, ce n’est pas si évident, même pour une habituée de la conception de tours.
Le bâtiment sera donc construit à 80% en structure bois poteaux-solives, mais aussi un peu en pierre («pour rappeler Haussmann et l’architecture néogothique américaine»). Soit. Mais toujours pas l’ombre d’une idée originale, sinon nouvelle, à l’horizon.
Pour rappel, Jeanne Gang est née dans l’Illinois en 1964, d’un père ingénieur. Elle est diplômée d’Harvard et a fait ses classes avec Rem Koolhass sur le Grand Palais de Lille. Depuis la création de Studio Gang à Chicago, avant une implantation à New York, San Francisco et désormais Paris, Jeanne Gang est devenue l’une des rares femmes architectes à s’imposer dans la conception de tours, tout en se faisant un nom à l’international.
Une question se pose donc. N’aurait-elle pas pu envisager une structure un peu plus novatrice, ou au dessin rappelant un peu plus l’identité de son agence ? En a-t-elle vraiment eu la liberté ? Ou cette perspective ne fait que démontrer que, malgré tout le talent dont elle peut faire preuve par ailleurs, pour gagner à Paris, il faut obéir sans broncher aux décrets quasi royaux d’édiles prompts aux arrière-pensées ?
En tout cas, les quelques allers-retours de l’architecte risquent de plomber le bilan-carbone de l’opération, à moins qu’ils n’entrent pas encore dans les calculs des labellisations. Choisir une agence américaine pour le bilan-carbone de l’ouvrage est l’équivalent d’un régime alimentaire à l’avocat mexicain, supposé plein de vertus pour sauver la planète mais qui se révèle être une aberration écologique. Dans les deux cas, pour se donner bonne conscience, le discours est bien rodé.
Autre question : dans un rayon de 50 km autour du site, quel est le nombre d’architectes qui, d’évidence, auraient pu proposer un projet peu ou prou semblable ou similaire ?
Pour une réalisation dans laquelle l’ambition n’est que politique, nul besoin de faire preuve d’une imagination plus fertile qu’un ‘rooftop’ parisien pour décrire la négociation qui a eu lieu entre les différents acteurs.
– Uchicago : «ok guys, on s’installe à Paris. A Londres, il y a le Brexit, ça sent le pudding !»
– La Ville de Paris : «Okay ! Super ! Je peux vous proposer une super parcelle pas chère du tout, 37 millions c’est rien. Mais moi je dois être réélue. Alors je veux du vert et des carottes. Du super environnemental, ‘supportable’ comme on dit chez vous, je veux que votre école de 2 700 m², elle me sauve ma planète».
– Uchicago : «Vous en avez bien des exigences. Alors en ce cas, on veut notre architecte préférée, ça tombe bien vous la connaissez, c’est Jeanne Gang, vous savez, la tour Montparnasse».
– Ville de Paris : «Ok, tope-là ! Les architectes femmes sont un bon filon pour ma réélection. Et du moment qu’elle construit en bois…»
– Uchicago : «Mais, mais, c’est Jeanne Gang… les tours en acier…»
– Ville de Paris : «Ecoutez, qui a réinventé la tour en bois ? C’est moi, alors c’est ce qu’elle fera, du politiquement correct. Je vois déjà le plan com’. ‘La mixité de cultures et la frugalité constructive au service des cerveaux de demain !’ Ah et associez votre Jeanne avec une agence de petits jeunes du coin».
Les quelques images divulguées interrogent également sur cette facette des concours : le mariage forcé entre agences de statures bien différentes. Combien d’associations éphémères ont vu le jour à l’occasion de concours ? Combien de projets sont-ils sortis et combien d’agences ont alors réitéré l’expérience ? Si Studio Gang s’est plutôt chargé du dessin de l’école et Parc architectes du dessin des logements et du socle, il convient de remarquer que les deux programmes témoignent d’une écriture bien différente. Toutes proportions gardées, pourquoi s’obstiner à créer des associations si c’est pour faire travailler les agences côte à côte plutôt qu’ensemble ? Quant à la mixité de programmes tellement rabâchée, elle en prend un coup et s’apparente davantage à une simple mitoyenneté.
Alors quelle plus-value y a-t-il à convoquer ainsi à Paris tout ce que la planète architecturale fait de plus à la mode si c’est pour imposer aux créateurs américains, japonais, autrichiens, etc. une architecture qui n’est pas la leur et un dessin si peu révélateur ?
Surtout qu’une créatrice de Chicago, choisie pour l’installation définitive à Paris de la prestigieuse université aux 91 prix Nobel revendiqués, ne manque pas de sens quand tous les architectes se souviennent de l’influence qu’a eue l’école de Chicago sur l’architecture en général et des campus universitaires en particulier, avec des hommes de l’art parmi les plus brillants de l’ère moderne, de Sullivan à Wright en passant par Kahn… Les architectes pouvaient donc attendre un projet à la hauteur de références prestigieuses.
En guise de quoi, l’îlot M9B n’est malheureusement que le révélateur de nombreux autres projets d’architecture donnés à de belles agences internationales dont le résultat final laisse à désirer. Pourquoi un bailleur social parisien choisit-il un Pritzker Prize ? La vie quotidienne n’impose que rarement de manger du homard sur le pouce !
Bref, l’Uchicago qui propose au sein de ses départements l’essence de la recherche, de l’innovation et du melting-pot ne la portera pas en ses murs. Après l’ENS ou encore Centrale-Supélec, encore une grande école de plus à faire appel à une star pour ne finalement livrer qu’un équipement de plus, qui ressemble à un équipement de plus, au sein d’une ZAC sans épaisseur.
Alice Delaleu
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