Edifice fantasque, élevé au rang de mythe, les Thermes de Vals conçus par Peter Zumthor ont conquis plus d’un architecte. Un magnétisme que cultive Lucas Harari en bande dessinée avec son ouvrage L’Aimant. Rencontre.
Auteur de bande dessinée, Lucas Harari, fils des architectes parisiens Jean et Aline Harari, fut très tôt captivé par un chef-d’œuvre architectural : les Thermes de Vals, inauguré en 1996 par l’architecte suisse Peter Zumthor. Sa fascination pour ce lieu, Lucas la raconte à travers le regard de Pierre, personnage principal de ce récit romanesque. Entre autobiographie et narration, le vrai et la fiction s’entremêlent, l’histoire plonge dans l’histoire, au fil de planches en trichromie. Bercé dans l’architecture, ce ‘fils de’ semble avoir dévié d’une voie qui lui était pourtant toute tracée pour en choisir une autre, parallèle, qui lui colle à la peau.
Chroniques : Lucas Harari, vous êtes l’auteur et dessinateur de L’Aimant, une bande dessinée qui raconte la fascination du personnage pour les Thermes de Vals, le chef-d’œuvre incontesté de Peter Zumthor. En quoi le personnage principal est-il proche de vous ?
Lucas Harari : Cette bande dessinée est le transfert de ma propre fascination pour les Thermes de Vals. Le personnage principal, Pierre, me ressemble. Il a un peu près mon âge (28 ans), il a fait de l’architecture mais a arrêté… Qui plus est, il me ressemble dans l’attitude, dans ses émotions.
Pour brouiller un peu les pistes, cette part autobiographique est teintée de fantastique. Bien que je prenne la parole à la première et à la dernière page, le récit est à la première personne afin de faire rentrer le lecteur dans l’intrigue. J’ai aussi mis en scène mon propre père dans les premières scènes, comme un témoin de cette histoire
Quel parcours vous a mené jusqu’à la narration de ce thriller ?
J’ai fait six mois à l’école d’architecture de la Villette. Bien que je fusse intéressé, je passais mon temps à dessiner, à faire de la BD. Une amie m’a conseillé les Arts Décoratifs, alors j’ai tenté le concours. J‘ai finalement été pris après une prépa de dessin.
Quand j’étais à l’école, durant mon cursus, j’ai un peu mis de côté la BD pour mieux y revenir à la fin de mes études. En parallèle, mon intérêt de fait pour l’architecture a toujours existé. Quand on partait en voyage en famille, avec mes parents architectes (Jean et Aline Harari) on allait souvent visiter des bâtiments. C’est comme cela que j’ai découvert les Thermes de Vals, vers 13 ou 14 ans.
Pourquoi ce lieu vous a-t-il fasciné plus qu’un autre ?
Je pense que c’est parce que dans son usage, il était plus ludique, plus attrayant pour un adolescent. Alors qu’on visitait des églises, des cimetières, des musées, à Vals, je me suis projeté, je me suis raconté des histoires tout de suite. Je me rappelle qu’à cette époque, j’avais déjà un intérêt important pour le dessin d’architecture. J’avais souvent un carnet dans lequel je croquais les bâtiments.
De la même manière que j’ai dû délaisser la BD au profit d’autres matières, j’ai un peu mis de côté l’architecture, avant d’y revenir pour mon diplôme. Je me suis remémoré ma visite aux Thermes et je me suis dit que ce lieu avait tout le potentiel romanesque pour raconter un thriller fantastique.
Êtes-vous retourné sur place pour vous imprégner des Thermes et les mettre en image ? Quelle a été alors votre seconde impression ?
Pour dessiner L’Aimant, je ne suis jamais retourné sur place.
Les 60 premières pages, je les ai faites pour mon diplôme aux Arts Décoratifs. A ce moment-là, c’était très compliqué de me rendre aux Thermes, notamment pour des raisons budgétaires. Sans compter que l’endroit a été revendu à un promoteur immobilier qui en a fait quelque chose de très luxueux. Mais cette histoire n’est pas terminée puisqu’il paraîtrait que Zumthor essaie de racheter son œuvre…*
A un moment, le processus de l’écriture m’a permis de refabriquer du souvenir, de fantasmer le lieu tout en essayant d’être le plus précis possible. J’ai travaillé avec la mémoire de mes sensations, avec ce que j’avais pu ressentir sur place.
Par ailleurs, il est très facile de se documenter sur les Thermes. Ils ont été très largement photographiés. Il y a aussi eu des reportages filmés. Je me suis tout particulièrement inspiré d’un modèle 3D, dans lequel le temps n’est pas compté pour pouvoir s’y promener, l’arpenter, le saisir, le croquer.
Quant au contexte, au paysage alentour, il est bien plus imaginé, fantasmé, inventé et surtout moins construit.
Lorsque je suis sorti de l’école, que j’ai continué de travailler sur cette BD avec mon éditeur Sarbacane, j’étais lancé dans un processus de travail qui me convenait, certain de ne plus avoir la nécessité de me rendre aux Thermes.
Graphiquement, les planches sont très intenses. Parlez-nous des procédés utilisés ?
Mon dessin se rapproche de la «ligne claire», un courant de BD qui a émergé en Belgique avec Hergé, le dessinateur de Tintin. Un cerne noir délimite des aplats de couleurs. Si ce dessin est a priori sans ombre, j’ai pour ma part utilisé un clair-obscur très marqué qui épaissit l’intrigue.
Mon personnage, dans sa physionomie simpliste, est aussi très inspiré de Tintin, avec son visage ovale et ses deux points pour les yeux. D’autres dessins sont plus fouillés, surtout les décors. Leur présence est très importante. Il est certain que le décor joue un rôle. Quelque part, le personnage principal n’est qu’un vecteur d’introduction pour visiter les lieux.
Pour les couleurs, j’en ai choisi trois : le bleu, le rouge et le noir. En les superposant, j’arrive à obtenir des gammes intermédiaires. Je me suis inspiré de la technique d’impression en ton direct, qui consiste à choisir des couleurs pures pour les travailler ensuite.
Vous êtes le benjamin d’une fratrie de trois enfants. Vos aînés ont-ils suivi une carrière architecturale, à l’image de celles de vos parents, ou ont-ils eux aussi emprunté d’autres voies ?
Arthur, de neuf ans mon aîné, est réalisateur et Tom est chef opérateur. D’aussi loin que je me souvienne, ils ont toujours dessiné. Mon père lui-même dessinait énormément et a transmis cette pratique à mes frères. J’ai dessiné par mimétisme, certainement dans un esprit de concurrence. J’essayais toujours de m’améliorer pour atteindre le niveau de mes aînés. Eux aussi faisaient de la BD, ils montaient leurs scénarios ensemble. Mais dès l’âge de 10 ans, ils savaient déjà qu’ils voulaient faire du cinéma.
Arthur est l’auteur du Diamant Noir, un long-métrage qui a été nommé au César et qui a valu un premier prix à l’acteur Niels Schneider alias Pier (là aussi, un Pierre). La maison du diamantaire n’est pas sans influence architecturale ?
La maison du diamantaire est un décor situé en banlieue de Bourges, dans la région Centre. Je sais qu’Arthur a cherché une maison d’inspiration moderne, à la Franck Lloyd Wright, et que celle-ci a été construite à la fin des années 60 par un architecte local, Christian Gimonet**.
Quant à la maison que l’on voit dans les toutes premières scènes, celles qui se déroulent lors du vol d’une œuvre de Piranèse, il s’agit de la maison où nous avons grandi, que nos parents ont dessiné pour eux-mêmes.
Tom, qui en plus du dessin s’adonnait à la photo, avait aussi un attrait certain pour l’image. C’est lui qui a fait tout le travail d’éclairage du Diamant Noir.
L’image et le dessin sont notre espace de rencontre. Tout vient de là, du désir de raconter. Dessiner va avec le fait de raconter des histoires. Quand on fait suivre deux dessins, une histoire en émerge.
L’influence du métier de vos parents est manifeste dans votre œuvre. Le chemin était-il tracé ? Avez-vous dévié ?
Je ne sais pas si l’on dévie vraiment du parcours qu’auraient pu nous tracer nos parents. Je pense plutôt qu’il s’agit d’influences culturelles diverses qui infusent nos choix, d’un dialogue entre différentes choses, d’un amalgame. Chacun fait ses propres découvertes. Notre enfance est un catalogue de référence dans lequel on pioche pour fabriquer des objets ou des œuvres artistiques. Je pense que c’est d’autant plus vrai pour une première œuvre. Je pense que l’on cherche à produire un manifeste dans le premier objet que l’on fabrique.
Déjà aujourd’hui, je me rends compte que mon approche pour mon second livre – en cours, la encore avec les Editions Sarbacane – est très différente. Il m’est moins important de savoir qui je suis. Et puis une filiation se fait, elle se distille ou infuse l’ensemble des travaux à venir. En termes de dessin, cette seconde BD sera certainement dans le même esprit, puisqu’il s’agit de ma patte graphique. Cependant, je me questionne encore pour les couleurs.
L’aimant est sorti en août 2017. Où en êtes-vous actuellement ?
L’Aimant est ma première BD. Auparavant je m’étais essayé à des récits courts ou à des projets collectifs. Mais cet ouvrage est le premier d’une telle ampleur. Quant à Arthur, c’est son premier long-métrage. Lui aussi avait déjà réalisé quelques courts-métrages. Il travaille actuellement sur un second long-métrage.
Propos recueillis par Amélie Luquain
*Les bains de Vals sont au cœur d’une bataille juridique depuis que la commune les a cédés en 2012 au promoteur immobilier Remo Stoffel, via Tribune de Genève
** http://gimonet-christian.fr/maisons%20Individuelles/Crevits/Crevits.html
Lucas Harari, L’aimant, Editions Sarbacane, Paris, août 2017. 152 pages en trichromie, 24.2 x 31 cm, 25€
Arthur Harari, Diamant Noir, 115 min, juin 2016, avec Niels Schneider, August Diehl, Hans-Peter Cloos