L’art contemporain en architecture est souvent devenu un élément rapporté, comme une bru, un gendre ou une belle-mère, ce dont témoigne le programme « 1 immeuble, 1 œuvre », sorte de 1% artistique pour les bonnes œuvres du privé, imaginé en 2015 par Fleur Pellerin alors ministre de la Culture.* Cela dit, les architectes n’ont attendu personne pour inscrire l’art dans leurs bâtiments contemporains. En témoigne, au fil d’Ariane, Abysses, une œuvre signée des artistes Elliott Causse et Kenia Almaraz Murillo et de l’architecte Jean-Marc Lalo. Visite.
Pour le nouveau cinéma UGC d’Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine) inauguré en 2022,** ce n’était pas compliqué : « Le volume et le nombre de salles étaient donnés, tout le reste, c’est nous », plaisante Jean-Marc Lalo.*** Et encore, au cœur du nouvel écoquartier « Issy Coeur de Ville », même la façade de son cinéma lui était imposée.
C’est pourtant sur cette façade que tout commence, presque subrepticement, le maître d’ouvrage ayant dû se rendre à l’évidence. À l’intérieur, dans l’entrée, une banque d’accueil en bouchons recyclés compense le bilan calorique de la banque à bonbons. Au centre, un premier arbre à palabres, pour s’assoir, attendre, rêvasser. Puis il faut descendre.
En général, dans un multiplex, le parcours est balisé de toute la signalétique qu’il faut pour les mal-comprenants : par là des circulations mondialisées comme les photos de stars au grand format, par ici la sortie au terme d’un couloir souvent sinistre qui débouche sur un parking. Et en plus il pleut. Le retour sur terre depuis la planète Zorg est décourageant, la séance déjà loin.
Dans l’UGC d’Issy-les-Moulineaux, ce parcours a priori sans qualités ou vertus particulières est cependant devenu un voyage en soi faisant pleinement partie de la séance, une étonnante odyssée sensorielle hors du temps qui vous ramène à votre point de départ, au pied de l’arbre à palabres, comme dans le film Retour vers le futur. Étrange paradoxe, voici donc un cinéma qui se visite pour lui-même, gratuitement, sans pour autant avoir besoin d’aller voir un film, une visite procurant pourtant des sensations voisines de celles d’un long métrage ou d’un intrigant documentaire.
« Être architecte sur des projets de cinéma, c’est essayer de comprendre le type de lieu approprié pour la population, selon son histoire, sa localisation, ses attentes, ce qui fait l’urbain, avec l’aide d’une équipe pluridisciplinaire. Cela demande un travail de concertation pour trouver le bon rapport entre le cinéma et la ville dans le respect de son identité, dimensionner des espaces fermés et des espaces souples qui seront investis comme tiers-lieux pour y déployer des activités autour du cinéma », explique Jean-Marc Lalo.
En l’occurrence, le résultat est une fresque signée du duo d’artistes Kenia Almaraz Murillo et Elliott Causse – duo à la ville car ils ont chacun leur propre expression privilégiée et couple parce que leurs chemins se sont croisés et ne se sont plus quittés. Ils ont donc eu le temps de s’observer avant de se lancer dans des projets en commun, dont la fresque de l’UGC d’Issy est sans doute à ce jour le plus abouti tant il fait frissonner des murs de béton que d’aucuns croyaient inertes.
De fait, le parcours donne parfois à l’explorateur l’impression de visiter un tombeau inca ou une pyramide aztèque. Vous avez aimé Indiana Jones ? Vous adorerez retourner au cinéma à Issy-les-Moulineaux ! De chaque couloir, de chaque espace émane une énergie propre, les couleurs vibrent et font perdre le sens de la lumière et de l’obscurité. Pour que la sensation soit complète, la fresque est complémentée tout au long du parcours par la tapisserie de la salle d’accueil et les revêtements de sols, choisis par l’architecte, dont les motifs stylisés ne sont pas sans rappeler à l’imaginaire du visiteur les mystères de Nazca. Des produits de catalogue qui soulignent encore, judicieusement et subtilement, cette étrange impression d’immersion totale que seuls donnent habituellement les longs métrages sur grand écran dans une salle obscure.
« Jean-Marc avait vu notre réalisation en 2018 pour le cinéma UGC des halles, 123 m de sorties de salle. Il est revenu vers nous avec l’intention d’accentuer notre travail, de l’intégrer à l’ensemble du projet », expliquent à Chroniques Elliott Causse et Kenia Almaraz Murillo dans leur atelier, sorte de caverne enchantée, lumineuse et chaleureuse, au sein de Poush, ce foisonnant incubateur d’artistes à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis).
« Nous avons travaillé en amont avec Jean-Marc dans les choix de lumière et de peinture, ainsi que dans le travail de l’espace. Le défi a été d’occuper 1 700 m² de surface pour proposer des expériences immersives et singulières, en donnant à chaque sortie de salle sa propre identité », expliquent-ils parmi les métiers à tisser, les plantes vertes et les maquettes et outils de tournage.
Pour Abysses, les artistes ont démultiplié les formes artistiques dans une œuvre totale. Les compositions vibrantes de Kenia, inspirées des éléments graphiques et géométriques du textile andin, s’unissent à l’empreinte urbaine des flux d’Elliott qui accompagnent les spectateurs depuis la rue dans leur descente vers le royaume des ombres puis dans leur remontée vers la lumière de la ville.
Kenia parle de la couleur comme d’une fréquence sensible dont elle n’hésite pas à marquer les ondes d’une infinité d’intonations. Elliott, lui, se saisit du formalisme de la trame architecturale qu’il imprime comme un circuit organique lequel, en se superposant et révélant le plan, établit une correspondance, secrète mais rassurante, avec la grille urbaine.
L’énergie des couleurs primaires et leur hybridation aux carrefours du parcours courent inlassablement sur les murs et les plafonds dans un ordre mystérieux de formes géométriques et quasi mystiques, les visiteurs ayant bientôt le sentiment d’un rite d’initiation au cœur de la structure secrète de ce temple contemporain du cinéma.
Cela ne s’est évidemment pas fait tout seul et le soutien de l’architecte s’est révélé déterminant. « Au départ, il s’agissait de réaliser la sortie, puis nous avons décidé de faire une plongée dans l’architecture et nous avons finalement pu travailler sur la façade », rappelle Elliott. « J’ai vécu ce projet comme une sorte de plongée dans les profondeurs de l’océan. Je me suis inspirée des animaux marins, comme les pieuvres, les méduses, les crabes et les poissons, pour imaginer les couleurs et les vibrations de cette œuvre immersive », poursuit Kenia, parfaitement synchrone, qui ajoute cependant : « je comprends aujourd’hui ce qu’Elliott voit dans la ville, j’ai appris à la regarder autrement, avant ce projet, j’avais peur de l’architecture », dit-elle.
Ce n’est pas le cas d’Elliott qui, « passionné par l’espace », signe déjà de plus de quarante fresques, dont quelques chantiers monumentaux, comme en 2018 quand il peint toute la rampe centrale du 104 (200 m²) pour le MIPIM PROPTECH, une commande de Quartus…. S’il s’agissait alors d’une immersion verticale, c’est d’une immersion horizontale qu’il s’agit à Issy et là où, avec Quartus, Elliott est resté dans l’escalier, avec Jean-Marc Lalo, la fresque est intrinsèque au projet.
« Les projets sont plus ou moins intéressants en fonction des espaces et de l’architecture. Ici, nous avons travaillé en très bonne intelligence avec Jean-Marc, cette demande de partage fut progressive », souligne Elliott. Aujourd’hui, bien que nommée Abysses, l’œuvre est au fond, dans un lieu fermé, et de façon tout à fait inattendue, une apaisante ligne d’horizon(s).
La première collaboration eut lieu il y a plusieurs années pour la rénovation de la maison des parents de Kenia en Bolivie. « C’est Jean-Marc qui nous a poussé à explorer des zones de notre collaboration que l’on ne connaissait pas », relèvent-ils aujourd’hui. Si chacun des deux artistes garde sa spécificité propre – les œuvres tissées de Kenia font l’objet d’expositions internationales prisées quand Elliott poursuit ses multiples projets et expériences spatiales – ils réalisent désormais ensemble quelques fresques par an, dont l’inspiration surgit d’une source inépuisable. « Il y a une tradition de la fresque en Amérique du Sud ; en Bolivie, j’ai l’impression d’être dans un tableau géant car tout est peint », révèle Elliott.
A l’UGC d’Issy, l’art et l’architecture se retrouvent en une symbiose virtuose et bienveillante. La preuve, dans ces Abysses, il y a de la lumière.
Christophe Leray
Pour en savoir plus, lire : Elliott Causse et Kenia Almaraz Murillo, qui sont-ils ?
* Lire notre article Les géants de l’immobilier bouleversés par Fleur Pellerin
**Lire le communiqué : Issy Coeur de ville au cinéma avec Jean-Marc Lalo
La visite en images