La mairie de Meudon (Hauts-de-Seine), sous couvert de sécurité, entend combler les célèbres carrières des Brillants pour réaliser un ensemble immobilier. Délire ? Bévue définitive ? Le temps presse. Explications.
Sous la Colline des Brillants à Meudon, au sud-ouest du Grand Paris, taillées dans la craie, dorment sur trois niveaux et demi le Panthéon, le Versailles, la Joconde des carrières ; un quadruple trésor : géologique, historique, scientifique, esthétique. Cependant, à la suite d’une étude de stabilité alarmante et controversée, plusieurs solutions de confortement ont été proposées, la plus dramatique a été retenue : le comblement d’ici juin 2022. Comme s’il fallait combler Notre-Dame pour empêcher qu’elle s’écroule !
Pourquoi cette décision aberrante ? En avant-propos, un serpent de mer. Au moment de l’élaboration du POS de 1982, Gilbert Gauer, puis son successeur à la mairie Henry Wolf, ont souhaité transformer le secteur en zone d’aménagement concerté (Zac Arnaudet). Le premier projet prévoit des tours. Après la levée de boucliers des Affaires culturelles, un second propose 400 logements.
Quarante ans plus tard plane toujours le même soupçon ou la même évidence têtue. Au fond toute cette histoire ne relève une fois encore que d’un pur (!) projet de bétonnage sur un ensemble de terrains d’environ six hectares en belvédère sur la Seine, sa boucle lente entre Boulogne-Billancourt et Meudon, puis au loin Sèvres et Saint-Cloud. Un dessein classique, un tableau trop connu signé en bas à droite en petits caractères : Promotion immobilière.
D’abord l’histoire avec un saut de géant en arrière. Au début, il y a la mer. A la fin de l’ère secondaire, entre 90 et 60 millions d’années, l’eau recouvre le Bassin parisien. Doucement des sédiments se déposent, la craie se formant par accumulation de restes calcaires d’animaux marins, coccolites, algues. Cette craie donne son nom à une période géologique : le Crétacé.
À l’ère tertiaire, alors que les Alpes surgissent, un plissement, l’anticlinal de Meudon – une célébrité dans le milieu des géologues – repousse la mer pendant cinq millions d’années et les sédiments à l’air libre se dégradent. Puis elle revient à nouveau et se forme alors le calcaire montien. Aujourd’hui, dans l’une des galeries supérieures, un simple trait de quelques centimètres d’épaisseur entre la craie dégradée et ce calcaire montre une lacune de sédimentation de cinq millions années, baptisé le « clou d’or » (golden split) par les géologues américains : une rareté.
Avec la danse des allées et venues des eaux, viennent ensuite des argiles, des sables, des marnes. Pendant le plissement, des fractures (diaclases) apparaissent, bien visibles de nos jours. Le temps s’écoule, les eaux de surfaces s’infiltrent, creusent des réseaux karstiques, entraînent des débris que des fouilles révèlent aujourd’hui dont une dent – autre rareté conservée au Museum de Paris – d’un coryphodon, un animal amphibie apparenté au tapir.
Puis tout dort. Sautons à la fin du Moyen-Âge. L’abbaye de Saint-Germain-des-Prés exploite 50 hectares de vignes et cinq pressoirs. Timidement au XVIIIe commence l’exploitation des carrières à ciel ouvert dans le banc de craie affleurant dans la pente. Au début du XIXe, les vignes occupent jusqu’à 400 hectares, puis laissent peu à peu la place à l’artisanat, la verrerie, la blanchisserie aussi, de grande qualité, appréciée des Parisiens.
Pour simplifier, dans les années 1840 commence l’extraction à ciel ouvert des argiles plastiques. Entre 1868 et 1871 des effondrements se produisent dans les carrières de craie des Montalets à 800 mètres plus à l’ouest, toujours à Meudon, puis au nord des Brillants sur Issy-les-Moulineaux. Affaissements encore aujourd’hui brandis en épouvantail.
Juste au moment de la guerre de 1870-71 débute le creusement des carrières des Brillants (ou Arnaudet) « selon les plans, recommandations et suivi très strict de l’Inspection générale des Carrières (IGC) (…) Un rapport des mines de 1885 souligne l’exceptionnel régularité et la précision de l’exploitation » (Ar’Site, Cahier spécial, 1er semestre 2019). La craie – le Blanc de Meudon – sert à des usages multiples : confection des mastics, de colorants en peinture, de fourbissage de l’argenterie et des étains de la ménagère, de fabrication des moulures, de petits bâtons blancs, la fameuse « craie » du tableau noir des écoliers et des professeurs !
En 1895, séduit par la vue, Auguste Rodin s’installe au sommet de la colline dans une villa brique et pierre, construite en retrait des carrières, qu’il fait agrandir comme le parc alentour. Viennent alors des artisans liés à son activité de sculpteur (environ 50 personnes en 1900). À sa mort en 1917, l’ensemble est légué à l’État, puis grâce à la générosité de Jules Mastbaum, un Américain, un musée est bâti à côté, conçu par l’architecte Henri Favier. En 2000, Bernard Desmoulin lui ajoute des réserves, concises en tenue de rigueur et de douceur.
Pour ne pas fragiliser les sols, l’exploitation de la craie et l’industrie du Blanc de Meudon cessent en 1923. Viennent alors les champignonnistes. Ils élèvent les fameux champignons de Paris jusqu’à avant-hier (1974) et aménagent une partie des kilomètres de galeries pour leur culture. Pendant la guerre, les Allemands réquisitionnent les lieux dans le but de créer une usine d’armement. Les ouvriers du STO réalisent le blindage des entrées, ravalent des voûtes, installent l’électricité … avec une extrême lenteur. Les travaux ne seront jamais terminés. Toutes ses activités laissent des traces passionnantes de l’histoire industrielle.
Juste au-dessus des carrières s’installent à partir des années soixante quelques entreprises de travaux publics, de terrassement, de maçonnerie, plâtre, staff avec Buhr-Ferrier-Gossé, la fonderie Clementi qui travaille pour Niki de Saint-Phalle, Juan Miro, François Stahly. Puis dans les années 1980 viennent des artisans, quelques artistes dont les sculpteures Hélène Vans et Agnès Bracquemond. Si le fouillis des ateliers et leur bric-à-brac sont jugés peu dignes, les terrains qu’ils occupent attirent surtout les convoitises. Vient alors le premier POS mentionné plus haut, il y a aujourd’hui près d’un demi-siècle !
Depuis, appétits immobiliers, désir de sauvegarde, volonté de faire des carrières un haut lieu culturel, ont fait entrer dans l’arène les experts et leurs batailles d’avis contradictoires. Pour mémoire, les premières tentatives d’aménagements retoquées, le maire Henry Wolf demande en 1984 une nouvelle enquête publique. Elle aboutit deux ans plus tard en mars 1986 au classement de la carrière pour intérêt scientifique par les ministres Laurent Fabius et Huguette Bouchardeau (Environnement).
S’enchaînent alors plusieurs projets dont un de la municipalité en 1990 avec Bouygues (800 logements et un parc au-dessus de la zone classée), annulé en 1993, un autre encore en 2006 toujours avec Bouygues (!) avec moins de logements (188). Entre temps, les visiteurs conduits par Élie Gossé, un industriel installé sur place, des associations locales (Vivre à Meudon, Amis de la terre, Gescas, Sehdacs) découvrent en particulier lors des Journées du Patrimoine de 2008 à 2011, la beauté prenante des lieux. Et leur acoustique exceptionnelle, déjà étudiée en 1984 par le laboratoire de l’Université Paris IV Sorbonne. L’ensemble Venance Fortunat d’Anne-Marie Deschamps ne s’y était pas trompé en enregistrant en 1986 un De produndis d’anthologie (sous-titré Déplorations sacrées de la tradition occidentale).
Les esprits s’agitent, proposent l’ouverture au public avec en tête la réhabilitation des crayères de Montquartier toutes proches réalisée à Issy-les-Moulineaux (180 caves privatives, bar dégustation), ou du Chemin des vignes, avec le restaurant Issy Guinguette d’Yves Legrand, ses galeries voutées, sa salle de séminaires de 130 places, ses caves à vins…
En 2011, la mairie sollicite les bureaux géotechniques Fugro et Antea. L’étude de ce dernier sur trois secteurs distincts des carrières se conclut pour chacun d’eux par une appréciation sur leur aspect général : « Géométrie mal définie ; Sain globalement ; Sain ». En 2012, patatras, se basant sur divers résultats, le directeur de l’Inspection Générale des Carrières (IGC) attire l’attention du maire de Meudon et du directeur de l’EPF (Établissement Public Foncier), « sur la dangerosité potentielle des carrières susceptibles de s’effondrer spontanément ». Dans la foulée, un expert du tribunal administratif de Cergy-Pontoise recommande la prise d’un « arrêté de péril imminent ».
De leur côté, afin de connaître l’état des ouvrages sous-jacents, les propriétaires des maisons construites en amont de la colline demandent une étude à Vincent Maury, un expert international reconnu en mécanique des roches, en particulier de la craie. Son bilan conclut qu’il « n’a pu être constaté aucune trace de sinistre ancien ou récent dans les zones soumises aux arrêtés de péril concernées par notre mission ».
Enfin, toujours désireuse d’arriver à ses fins, la mairie confie à INERIS (Institut national de l’environnement industriel et des risques), une énième étude, au bilan toujours controversé. Elle considère que des piliers n’offrent pas la stabilité requise pour assurer la sécurité à long terme et propose deux méthodes pour y remédier : soit renforcer lesdits piliers, soit procéder au comblement, option que choisit la mairie. En 2018, elle signe un contrat de maîtrise d’œuvre avec la société Egis. La situation se tend.
Le 22 février 2019, Emmanuelle Wargon, ministre de la Transition écologique et solidaire (!) délivre à la commune de Meudon une autorisation spéciale de travaux, assortie de prescriptions, aux fins de comblement d’une partie des carrières Arnaudet. En octobre 2020, l’autorisation est annulée par le Tribunal administratif de Cergy-Pontoise. En juillet 2021 le jugement est cassé en appel par la Cour de Versailles, en septembre, alors que la société Egis doit effectuer les travaux prévus en juin 2022, les associations se pourvoient en cassation.
En mars 2022, le journal local de la mairie Chloroville dans sa rubrique Carte des Investissements de l’année annonce page 24 un sibyllin « Val Fleury/Patrimoine Sécurisation des carrières (5 M€) ». Des travaux préparatoires sont prévus pour avril malgré le pourvoi en cassation toujours en cours.
Fin de l’histoire ou le début d’une autre ?
Le Collectif Arnaudet Meudon a lancé une pétition « Non au comblement » en décembre 2021 (www.carrieresetcollinerodin.fr). Parmi les signataires, Étienne Tricaud, X-Ponts, architecte, co-fondateur d’Arep avec Jean-Marie Duthilleul, l’agence d’architecture la plus puissante de France et la 32ème mondiale. Objectif : trouver des solutions viables et susceptibles de préserver l’essentiel des carrières.
La question demeure : pourquoi cet acharnement à faire disparaître un tel joyau ? La promotion immobilière, cet implacable besoin de bétonner pour faire des affaires ?
Depuis Henry Wolf, les temps ont changé. Son successeur Hervé Marseille a hérité du dossier, puis Denis Larghero, aux commandes aujourd’hui. Les villes partout en Europe se penchent sur leur patrimoine, tentent de trouver des solutions susceptibles d’associer activités, culture, nature, mémoire pour et avec les habitants.
Les Carrières des Brillants sont un trésor. Leur intérêt géologique, scientifique, historique, esthétique permet d’imaginer un large spectre de solutions bénéfiques pour la ville, le Grand Paris, la nation. Les obstruer permettrait la construction de quelques immeubles en périphérie – vraie raison de ce potentiel et lamentable gâchis – avec moins de risque de déstabiliser les terrains. Voire ? Les comblements perturberont les écoulements d’eau existants, au risque de créer des retenues inquiétantes.
S’il faut consolider quelques piliers que cela soit fait. Si les solutions financières ne sont pas au rendez-vous, il est urgent d’attendre vu que rien ne bouge ni ne se fissure depuis que ces crayères sont observées. Leur inscription dans le grand projet de la Vallée de la Culture chère à Patrick Devedjian (1944-2020) coule de source. Elle conforterait et compléterait les équipements déjà réalisés, le musée Rodin bien sûr, et aujourd’hui la Seine musicale sur l’Ile Seguin, le musée Albert Kahn métamorphosé par Kengo Kuma à Boulogne-Billancourt et celui à venir du Grand siècle créé de toutes pièces dans l’ancienne caserne Sully à Saint-Cloud grâce à la donation fastueuse de Pierre Rosenberg.
Enfin, encore un mot pour célébrer la beauté des carrières. Depuis des lustres les églises romanes émeuvent, fascinent : pureté, litote, silence, pierre à la fois structure et parement dans une unité insécable. Aux Carrières, ce n’est pas une mais 10, 30, 50 églises romanes entrecroisées et sur trois niveaux principaux, dont soudain le tracé hippodamien paraît plonger ses racines dans l’urbanisme grec et romain. Quadrillage régulier, mais pas tout à fait, peut-être pour ne pas lasser les regards, monde hors du monde, pétrifié, creusé de galeries voûtées si puissantes et délicates au niveau supérieur qu’elles semblent nées d’un respect profond pour cette montagne de craie.
Les galeries mesurent de 3 à 15 mètres de hauteur, de 3 à 4 mètres de largeur. D’admirables voûtes d’arêtes couronnent leur intersection, architecture limpide qu’une finition singulière métamorphose en ouvrage jamais vu. Les carriers, pour une raison inconnue, sûrement le goût du travail bien fait, mais plus encore la conscience de travailler à une manière de chef-d’œuvre, ont comme peigné la pierre d’une chevelure de stries suivant les formes et les courbes qu’ils taillaient.
Alors, faut-il combler Notre-Dame ?
Jean-François Pousse
Pour en savoir plus : Ar’site et ses différentes publications depuis vingt ans, ainsi que les Bulletins du Comité de Sauvegarde des Sites de Meudon n°43, 54, 112, 113-114, 154-155, tous sur sites.meudon@wanadoo.fr,