Alfonso Fémia est un architecte italien né en Calabre et installé à Gènes, Milan et Paris. Il est aussi le créateur de La Biennale di Stretto, une biennale d’architecture dont la seconde édition s’est achevée le 14 décembre 2024. Entretien.
Chroniques – Cette deuxième édition a investi à nouveau le Fort Batteria Sciacci, en Calabre, un lieu historique de l’époque umbertine construit en 1885 dans la tradition des forts du XVIe et abandonné depuis les années ‘80. Marc Barani, Grand Prix National d’architecture, dit qu’il y trouve la sensation de l’épaisseur du temps…
Alfonso Femia – Le fort est perché à 350 m au-dessus de la mer, sur les hauteurs de Reggio de Calabre, dans une zone naturelle protégée, avec une vue extraordinaire sur le détroit de Messine. C’est un choix courageux parce qu’isolé, au sud du sud, mais inspirant, entre la naissance de la Sicile et la pointe de la Calabre. En face, on aperçoit les Îles Éoliennes… on voit l’Etna… C’est aussi un lieu abandonné auquel nous redonnons vie et dignité, dans des conditions on ne peut plus rudimentaires, et pourtant… un lieu devenu culturellement puissant…
Que représente le Stretto – mot à mot le détroit
Le détroit est un lieu morphologique, environnemental, entre mer, montagne et côte. C’est la synthèse de toutes les questions sur la puissance de la Nature et la fragilité où nous sommes, où nous questionnons tous les thèmes de l’Architecture et de l’eau. J’ai choisi d’observer la Méditerranée depuis ce point de vue privilégié, pour réfléchir à ces territoires baignés par la mer, à ces zones urbanisées en équilibre précaire entre éléments naturels et constructions. L’eau maille le territoire méditerranéen et le fusionne. Depuis le détroit, nous apercevons les horizons proches et lointains de la Méditerranée – Europe, mais aussi Afrique et Moyen-Orient. Le Stretto est une métaphore concrète entre l’union et la séparation, la nature et l’artifice, la fragilité et la force, la réalité et la mythologie.
La Biennale 2024 interrogeait les Villes du Futur. Quelles sont les priorités ?
La Biennale est un endroit de rencontres et aussi un centre de recherche. Nous sommes devenus une société sur-structurée où il est abondamment question de connexions, d’environnement, de social sans parvenir à une solution vraie. Le monde occidental a terminé sa course et abandonné sa relation avec le temps. Il faut donner au temps le temps de donner des réponses. Nous avons perdu cette richesse, nous sommes dans une compétition permanente. Notre société établit ses valeurs sur rien.
Nous devons mettre en place une méthode à travers un processus de connaissance, construire une texture pour travailler ensemble. Donner une dimension transcendantale pour sortir de la dystopie, de l’effondrement.
En 1961 déjà l’écrivaine Jane Jacobs définissait un concept de la Bonne Ville dans The Death and Life of Great American Cities…
Pendant la pandémie, chacun a compris que la Ville n’était pas capable de nous protéger, de nous défendre. La Bonne Ville est une vision qui répond aux besoins fondamentaux de ses habitants – mixité urbaine, justice sociale, durabilité, participation citoyenne et efficacité environnementale.
La Ville est le lieu où l’humanité se contamine et où elle s’améliore. Une Ville équilibrée, résiliente, face aux défis climatiques et sociaux. Une ville qui ne répond pas au bien-être des citoyens n’est pas une Bonne Ville.
Si je faisais de la politique, je parlerais de rêve et de désir.
Concrètement que retenir de cette biennale ?
Elle montre l’importance des actions qui doivent converger dans le processus de la pensée, de l’architecture et de la politique de la ville. Elle met en lumière des expériences ou des réalisations dans les espaces publics, comme la proposition de Chamss Arouise à Pau avec le projet Rives du Gave, qui transformera les rives en un nouveau quartier dynamique et durable. Comme celles de Lacol, un collectif d’architectes à Barcelone qui travaille sur le logement coopératif et la durabilité environnementale, incluant la participation active des habitants. Nous avons accueilli l’architecte colombien Giancarlo Mazzanti, auteur de bibliothèques et de musées, qui met l’accent sur les valeurs sociales et la communauté, et aussi le photographe Marco Introini qui travaille sur l’intégration de l’espace bâti et du paysage.
Vous aimez parler de contamination…
Les villes-ports mettent au cœur des débats la nécessité de la contamination entre les espaces ou comment résoudre les questions liées à l’usage du sol, la valorisation du patrimoine existant ou du territoire abandonné. Toutes ces actions démontrent comment l’innovation peut agir dans une temporalité présente. Ces expériences concrètes affirment qu’il est possible de faire beaucoup avec peu de choses. Ce sont des réponses à la dimension boulimique de la réalité actuelle hors de contrôle. La Biennale dello Stretto assoit l’exigence de sortir de la zone de confort dans laquelle les villes se complaisent.
La Frugalité est-elle la solution ? Des tours en bois ?
La frugalité est une maladie française ! On ne peut pas faire une tour tout en bois, les fondations ne sont pas en bois, il y a forcément du béton et de l’acier… Tout le monde sait cela. Nous sommes devenus la société des ‘pay off ‘!!! Quel gain ou quelle perte… L’architecture n’est pas du commerce. Nous sommes devenus une société du cynisme. L’hypocrisie est la perversion du siècle. On s’éloigne de la vraie responsabilité – c’est-à-dire l’équilibre.
La ville a perdu son concept fondateur – ce à quoi elle sert et ce dont elle a besoin pour fonctionner. Une société qui pense affronter les problèmes en cinq minutes n’est pas viable. C’est l’expérience et le temps qui nous portent.
A-t-on encore le droit de parler de beauté ?
Attirer l’attention sur la Méditerranée est un acte de responsabilité et de conscience culturelle et urbanistique. L’eau méditerranéenne croise les projets d’architecture, de paysage, de narration et d’art. Ici on parle d’architecture mais pas seulement. Il est question d’art, de littérature, de cinéma, de photographie, d’anthropologie. Ici, nous sommes pris à l’âme.
Nous avons besoin d’une beauté qui assume la responsabilité. La Biennale fait ce travail de prise de conscience.
Propos recueillis par Tina Bloch
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