Mai 68. Une vaste révolte antiautoritaire enclenchée par la jeunesse étudiante parisienne remet en cause l’ordre préétabli et les institutions traditionnelles. En architecture aussi. Qu’en reste-il aujourd’hui ?
L’exposition présentée à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine* illustre la genèse et les formes du renouvèlement de l’enseignement de l’architecture, en France, au cours des années 1960 et 1970.
«C’est ce qu’il faut comprendre dans un premier temps», débute Jean-Louis Violeau, sociologue et enseignant à l’école d’architecture de Nantes, commissaire de l’exposition au côté de Caroline Maniaque et Eléonore Marantz, toutes deux historiennes. «Ce n’est pas parce que quelques centaines d’étudiants se sont soulevés à l’école des Beaux-arts qu’une mutation a été à l’œuvre dans le monde de la production et la fabrique de la ville», dit-il.
Alors que la France se couvrait de grands ensembles – «ça fait un demi-siècle et on le paye encore», rappelle le sociologue – les pouvoirs publics avaient déjà pris conscience qu’un changement était inéluctable et avaient bien tenté d’accompagner ce mouvement dès le début des années 60 en élaborant un projet de réforme de l’enseignement.
Mai 68, avec toute la force de l’événement, est venu faucher ce projet. Il devient alors difficile de cerner la place tenue par Mai 68 dans le cadre de reformes qui étaient embryonnaires avant et qui ont continué de se dessiner après. L’année 68, date de référence, s’étire en réalité sur plusieurs années.
Cela écrit, un demi-siècle plus tard, où en sont les demandes et revendications des architectes de l’époque en regard de l’enseignement et la pratique des jeunes architectes d’aujourd’hui?
La réforme : suicidaire ou créatrice ?
Des étudiants – pas des plus médiocres, l’histoire le prouvera – ont dénoncé une esthétique académique qui se réduisait à un système de modèles et de règles. Refusant l’héritage, la profession éclate et part dans toutes les directions. Structures gonflables, toiles tendues, itinérance, nomadisme… un désordre plus ou moins créatif foisonne et les disciplines s’entrelacent.
Mais «s’il y a quelque chose de spécifique chez les architectes de Mai 68 vis-à-vis d’autres professions, c’est que ce sont des suicidaires sociaux», indique le sociologue. «Ce sont des gens qui ont déchiré tous leurs habits. C’étaient des notables, installés dans la société. Après 68, ils ont viré leur concours d’entrée, ils ont cassé leur grande école, ils ont supprimé la place que tenait leur prix de Rome, et ils se sont éloignés de l’Ordre des architectes», explique-t-il.
Le problème est que, contrairement à d’autres professions similaires comme les médecins ou les magistrats, les architectes ont sauté à l’élastique … sans élastique pour atterrir dans une sorte d’entre-deux remettant en question tout ce qui faisait d’eux des éléments d’une profession libérale reconnue par l’Etat.
A la rentrée suivante, en 69, André Malraux alors ministre de la Culture crée, hors du cénacle des Beaux-arts, 18 Unités Pédagogiques d’Architecture (UPA) autonomes dans la formation qu’elles souhaitent délivrer, les élèves bénéficiant de l’apport des arts appliqués et des sciences sociales par exemple. Cette pluridisciplinarité ‘révolutionnaire’ en mai 68 est aujourd’hui bien naturelle pour tout étudiant des actuelles Ecoles Nationales Supérieures d’Architecture (ENSA).
De fait, les architectes aujourd’hui, en 2018, ne seraient pas malheureux que cette transversalité trouve une traduction politique, l’architecture ne pouvant d’évidence être sous la tutelle d’un seul ministère tant sont larges ses prérogatives.
De la même manière, dès 68, l’ouverture au monde s’impose comme une nécessité. Bien au-delà de Rome et de ces colonnes antiques, les corpus de références se renouvellent en profondeur jusqu’à atteindre les traditions vernaculaires. Mondialisation ? Aujourd’hui le programme Erasmus, fondé en 1987 et devenu un habitus, est en passe de devenir un passage obligé pour les étudiants en études supérieures.
En 68, la profession s’intellectualise. Les rendus de diplôme en sont manifestes, présentés sous forme d’ouvrages tandis que les laboratoires de recherches, dont bénéficie aujourd’hui chacune des écoles d’architecture, n’en sont qu’à leur éclosion.
Les bâtiments des écoles d’architecture créés dans les années 70 sont eux-mêmes des exercices de style, des recherches appliquées. A Nantes, par exemple, le programme est intégralement écrit entre étudiants et enseignants. A Lyon, il y fait aujourd’hui froid l’hiver et chaud l’été alors que c’était un manifeste bioclimatique. L’école de Nanterre est emblématique de ce sujet : «les circulations étaient quasiment aussi vastes que les salles de cours. Tout espace pouvait se prêter à la pédagogie», souligne Jean-Louis Violeau. Aujourd’hui l’Etat, pour plusieurs raisons objectives et d’autres moins, ne sait pas quoi faire de ce patrimoine aujourd’hui abandonné.
L’architecte se revendique non plus comme un artiste mais comme un intellectuel. Bernard Huet, qui était une figure intéressante du début de ces années-là, disait : «je suis architecte parce que je ne construis pas. Et je ne construis pas parce que je suis architecte». Sous-entendu, l’architecture est une discipline intellectuelle qui ne se résume pas à l’acte de construire.
Un principe qui demeure ancré, tant sont nombreux aujourd’hui encore les architectes qui vont ne jamais construire.
Pourtant les mots n’ont plus la même signification. Aujourd’hui l’idée des «soixante-huitards» évoque surtout la réussite sociale d’une partie de cette génération sur fond de trahison des idéaux de jeunesse. Ces nouveaux mandarins ne sont pas moins cyniques ni moins bien installés que les prédécesseurs honnis et écrasent tout autant la jeune génération de leurs réussites dans l’accès à la commande publique.
En supprimant les Beaux-arts et les institutions qui lui sont liés, comme le grand prix de Rome, ce sont les formes d’accès à la commande qui, tout comme le ‘nœud pap’, sont remises en cause en 68. Les listes d’agréments et les réseaux qui lui sont liés disparaissent progressivement et les ministères constructeurs s’étiolent.
La commande passe ensuite progressivement au sein des collectivités issues de la décentralisation. La mairie construit l’école primaire, le conseil départemental construit le collège, etc… Aujourd’hui, la commande glisse encore, jusqu’à atterrir aux mains des privés par le biais des Partenariats Publics Privés (PPP).
Pour un architecte de la jeune génération, il ressort de l’exposition que le rapport à la ville, à la rue et à l’histoire sont aujourd’hui des principes acquis. Quel architecte travaille encore hors contexte ?
«C’est un peu comme en science : il y a des sciences normales où tout le monde s’accorde sur un paradigme, sur des grands principes qui unifient un comité scientifique. Et puis à un moment donné, cycliquement, il y a des révolutions scientifiques où l’on change de paradigme», analyse le sociologue.
Mai 68 et la dizaine d’années qui suit sont les racines du nouveau paradigme dans lequel sont baignés les étudiants actuels. Cinquante ans plus tard, cet évènement est en soi, à l’origine du nouveau conformisme prévalent en architecture.
A en juger par la faiblesse de la mobilisation des architectes sous les fenêtres du ministère de la Culture le jeudi 17 mai dernier, l’esprit de révolte de 68 a vécu.
Amélie Luquain
*Mai 68, l’architecture aussi ! Exposition présentée du 16 mai au 1 septembre 2018 à la Cité de l’architecture et du Patrimoine, Paris