A la surprise générale, le mercredi 7 mars 2018, l’architecte indien Balkrishna Doshi était lauréat du Pritzker Prize. Plus qu’un regard enfin tourné vers le sous-continent indien, cette édition semble distinguer une nouvelle fois le modernisme de Le Corbusier au détriment d’une architecture originale, voire, ici, locale. Récompense posthume à l’architecte de Chandigarh ?
Créé en 1979, le Pritzker Prize est censé récompenser le travail d’un architecte vivant ayant montré différentes facettes de son talent et ayant eu un apport significatif à l’architecture. En 2018, donc, le jury présidé par l’Australien Glenn Murcutt, lauréat en 2002, a choisi Doshi pour «rendre hommage au caractère exceptionnel de son architecture, dont rendent compte plus d’une centaine de bâtiments qu’il a réalisés, à son engagement et son dévouement envers son pays et les communautés qu’il a servies, ainsi qu’à son influence en tant qu’enseignant».
Et sinon ?
L’architecte de 90 ans, né à Pune en Inde, a su concilier l’héritage des modernes avec les attendus de sa propre culture. «Mes œuvres sont une extension de ma vie, de ma philosophie et de mes rêves, qui tentent de créer un trésor de l’esprit architectural», a expliqué l’architecte. «Je dois ce prix prestigieux à mon gourou, Le Corbusier. Ses enseignements m’ont amené à questionner l’identité et m’ont poussé à découvrir de nouvelles expressions contemporaines adoptées régionalement pour un habitat holistique durable». BipBipBip, le mot-clé a été prononcé : en Inde comme ailleurs, si tu ne construis pas durable, t’es mal barré.
Heureusement, Doshi, après avoir livré des bâtiments institutionnels modernistes, s’est intéressé au logement, notamment social, pour adapter ses formes et ses méthodes à sa propre culture, dont il conservera les techniques d’autoconstruction afin «de fortifier les sans-grade, les gens qui n’ont rien», explique-t-il. Si l’Equerre d’Argent boude ostensiblement les problématiques du logement depuis quelques années, le Pritzker aura, au moins depuis Alejandro Aravena, reconnu toute l’importance des questions liées à l’habitat, dans toutes les régions du globe. En 1993, Doshi fut ainsi couronné du prix Aga-Khan pour ses préoccupations humanistes et sociales à Aranya dans le Madhya Pradesh.
Cela écrit, notons que, depuis des mois, les vagues nées du tsunami de l’Affaire Weinstein frappent, dans le monde entier, les côtes de toutes les professions. La question de la place de la femme inonde chaque jour l’actualité, rarement de façon élégante. L’architecture ne fait pas exception à la sous-représentation féminine. Pourtant, à la veille de la journée internationale des droits des femmes, le jury du Pritzker n’aura pas perdu sa mire habituelle dont voici le portrait-robot : un homme, blanc (enfin, issu d’un territoire mondialisé), pas jeune pour un sou, pas polémiste pour deux sous (la dotation du prix est de 100 000 dollars) mais habitué des Institutions internationales d’architecture et de leurs jurys avec la promesse de se voir aussi un jour récompensé.
Doshi, bien que discret, n’échappe pas aux règles du jeu. Un homme de 90 ans, indien, enseignant au MIT, à l’université de Pennsylvanie, cofondateur de l’école d’architecture d’Ahmedabad, récipiendaire du Padma Shri, (la quatrième plus haute décoration civile indienne) et, en France, chevalier des arts et des lettres, récompensé par un Global Award for Sustainable Architecture et, évidemment, membre du jury du Pritzker…
C’est ainsi que l’architecture, de par le monde, nous montre chaque année que des mâles Alpha ont toujours de beaux jours devant eux. L’institution Pritzker, qui s’est toujours montrée très conservatrice, en apporte la preuve éclatante : depuis 1979, seule une femme architecte, signant de son seul nom une œuvre «significative et unique» a été récompensée. En 2004, Zaha Hadid, anglo-iranienne de 54 ans à l’époque, déjouait tous les pronostics, isolant le chromosome Y dans le génome de l’Architecte, hissant la relative jeunesse au même rang que celui du centenaire I. M. Pei, et tant qu’à faire, resituant l’Irak dans la géographie des bâtisseurs (depuis les jardins de Babylone). Mais il avait auparavant vraiment fallu que Zaha Hadid se rende incontournable !
Il s’en était fallu de peu pour que le jury du «Nobel de l’architecture» ne réitère l’exploit en 2010, saluant timidement le travail commun d’un homme et d’une femme, Kazuyo Sejima et Ryūe Nishizawa, ou plutôt celui de la sage agence japonaise SANAA.
Qu’elle peut bien être la portée réelle du «Nobel de l’architecture» quand il est devenu un prix institutionnel remis par une riche fondation à ses architectes amis ?
Si l’architecture mérite un Prix Nobel, pourquoi la prestigieuse institution suédoise, qui se réjouit chaque année d’un prix littéraire depuis 1901 selon le testament d’Alfred Nobel*, n’ajoute-t-elle pas un prix d’architecture sous sa marque, comme elle attribue aujourd’hui un prix d’économie qui n’était pourtant pas dans les dernières volontés du scientifique. Pourtant, avant l’économie, l’architecture n’est-elle pas plus nécessaire à la vie des hommes sur terre ? Elle en est même un des pistons indissociables : «Quand le bâtiment va, tout va !»
Comme le Nobel, le Pritzker doit-il récompenser l’aboutissement d’une carrière, la contribution aux règles de l’art ou la théorisation d’une pratique internationale ? Ou bien, à l’image de la Médaille Fields de Mathématique, le Pritzker doit-il œuvrer à l’encouragement d’une pratique et d’un talent en devenir ? Au regard des différents lauréats, il semble que la Fondation regarde davantage les résultats d’une carrière plus que les théories d’un futur pour le moment en crise.
Balkrishna Doshi est né à Pune et a travaillé toute sa vie en Inde. Aujourd’hui, le pays est devenu la troisième puissance économique du monde, quand la France est entre le 5ème et le 8ème rang selon les sources. L’Inde n’est plus seulement un pays en voie de développement. Le deuxième pays le plus peuplé du monde derrière la Chine est aussi un des foyers de civilisations, berceau de plusieurs religions, mère de Prix Nobel de la Paix et patrie d’architecture culturelle et contemporaine.
Il n’y a pas que le Taj Mahal et Auroville en Inde, l’institution Pritzker se charge ici de le souligner. Parmi les grandes figures indiennes, Balkrishna Vithaldas Doshi se réclame à la fois des thèses de Charles Correa, de Le Corbusier, de Louis Kahn ou encore de Laurie Baker, rien de très local dans la forme mais tout ce qui plaît à l’architecture internationale. Dans le fond, le jury du Pritzker, n’aime pas trop le ‘jet lag’. Il a rarement souligné une architecture locale, il a souvent couronné des architectes dont l’œuvre couvrait le territoire mondial et dont la forme reprenait les codes d’une architecture mondialisée.
L’Inde s’ouvre et, au travers des portes de ses palais centenaires, se devinent des opportunités futures ambitieuses. L’architecture est un produit d’importation autant que d’exportation. Le profil type du lauréat du Pritzker post-2000 ne théorise plus, il se contente de mondialiser ou plutôt de coloniser, encore. Offrir un prix si prestigieux c’est aussi situer le pays sur la carte des grands concours internationaux à venir. De la diplomatie de l’architecture…
Doshi fut l’élève de Le Corbusier et le collaborateur de Louis Kahn qui, en Inde, ont pu laisser libre cours à la monumentalité de leur architecture. Chandigarh, où a œuvré pour le compte de Corbu le jeune Indien Doshi, ça marque son homme. Nul besoin d’être historien de l’architecture pour comprendre la filiation du récipiendaire 2018 avec ses maîtres. A croire que dans le monde, depuis maintenant un siècle, il n’y a eu qu’un seul homme pour marquer au fer rouge l’architecture.
Après 2016 et l’inscription de l’œuvre de Le Corbusier à l’UNESCO, peu après le cinquantenaire de sa mort, aujourd’hui un prix pour l’un de ses disciples parmi les plus fidèles… C’est à se demander quand l’institution américaine prendra enfin le parti de regarder devant elle plutôt que derrière. Ce n’est pas en cochant inlassablement les mêmes cases de l’architecture du XXe siècle que le jury du Pritzker rendra à l’architecture ses lettres de noblesse et les armes de prestige de son blason. Au contraire, il souligne encore l’évaporation d’une discipline dans l’anonymat de la globalisation.
Si la Serpentine Gallery de Londres est une réelle antichambre des futurs Pritzker, comme d’aucuns aiment parfois à le penser, alors dans quelques années (mais vraiment pas tout de suite), l’Afrique sera enfin reconnue avec Francis Kéré (2017) ainsi qu’une autre femme seule, Frida Escobedo (2018) si elle ne se fait pas griller la priorité par Kristin Feiress (jury Pritzker jusqu’en 2017). Un parieur un peu frileux pourra mettre un jeton sur Bjärke Ingels (BIG) si le Pritzker décide de voter le rajeunissement avant la féminisation, ce qui est bien plus probable…
Alice Delaleu