Face à l’infiltration continue du numérique, le dessin à la main est-il encore un savoir-faire indispensable à l’exercice de la profession d’architecte ? En tout cas, c’est un savoir-faire de moins en moins enseigné, de moins en moins requis, de moins en moins maîtrisé. De moins en moins primordial ?
L’exposition Dessiner pour bâtir : le métier d’architecte au XVIIe siècle, qui s’est achevée le 12 mars 2017 aux Archives nationales, dressait le portrait collectif des architectes du Grand Siècle au travers du dessin, faisant foi de la remarquable habilité de ces pères fondateurs en la matière.
Le XVIIe siècle, en France, est une période qui nous est familière par des édifices majeurs (la Colonnade du Louvre, le palais de l’Institut, le dôme des Invalides…) et par des figures d’architectes célèbres (Mansart, Le Vau…).
Cependant, au-delà des clichés historiques de l’architecte français au Grand Siècle, Alexandre Cojannot et Alexandre Gady, commissaires de l’exposition, ont souhaité embrasser le sujet plus largement.
Au travers de près de deux cents œuvres et documents (dessins, tableaux, estampes, livres, manuscrits autographes), ils interrogent le métier d’architecte depuis Henri IV jusque Louis XIV, une période qui atteste de changements profonds dans les pratiques des arts de la construction, dont la première revendication du titre d’architecte.
Cette époque voit également les débuts de l’enseignement avec la constitution des académies sous Louis XIV et le développement des instruments à dessin, ce qui tend à une uniformisation des codes de représentation. Elle voit encore la naissance des premières « agences » sous Hardouin-Mansart, lequel préconisait une organisation centralisée en s’appuyant sur un «bureau des dessins», ces bureaux produisant bientôt une floraison de «dessins de présentation», occasion d’une manifestation autographe pour l’architecte-artiste. Les multiples épures et dessins techniques préparatoires à l’exécution étaient en général détruits après usage.
Au XVIIe siècle, le dessin à la main est donc une compétence utile du début à la fin du processus architectural. Au XXIe siècle, il suffit de mettre le pied dans une agence pour constater que le numérique a pris le pas sur le dessin à la main, devenu un exercice intime.
«J’ai besoin du dessin pour travailler, sans quoi je suis incapable de concevoir», indique l’architecte Gaétan Engasser. Comme lui, ils sont encore nombreux à estimer que le dessin à la main est utile pour penser l’espace. Force est pourtant de constater que l’adresse a beaucoup diminué et que l’habilité s’est déplacée dans l’expression graphique numérique.
Certes, l’apprentissage du dessin à la main se perpétue encore dans les écoles d’architecture mais dans un temps raccourci, souvent pendant les deux premiers semestres de la formation. «L’enseignement de l’espace, des volumes et de leur représentation graphique se fait par l’observation et le relevé in situ, et au travers de disciplines comme la géométrie descriptive et la géométrie des projections, en première année», explique Catherine Comet, responsable de la pédagogie à l‘école de La Villette.
«Mais l‘enseignement des techniques de représentation numérique fait débat au sein des instances, qui hésitent à instruire cette compétence dès la première année, aux dépens du dessin à la main. Les agences demandent dès les premiers stages la maîtrise des logiciels», poursuit Catherine Comet.
Si pour sa part, elle préconise de ne pas opposer ces deux outils de représentation, chacun comprend, en creux, que la menace d’une disparition pure et simple de cette transmission est réelle.
Le crayon, vieux copain de l’architecte, s’est donc fait somme toute rapidement grignoter par la souris. A la place des tire-lignes, compas, ellipsographes, perroquets ou autres instruments en tous genres, sévissent les polylignes et les blocs d’objets pré-dessinés pour les logiciels de CAO.
A peine esquissée au XVIIe siècle, la tentative d’uniformisation du dessin est poussée aujourd’hui à son paroxysme. La «bibliothèque idéale» de l’architecte, qui devait regrouper des recueils gravés du répertoire décoratif de l’architecture classique, est supplantée par un tout autre genre de boutique : des bibliothèques numériques de blocs 2D ou 3D pré-dessinés, à l’instar de celles que l’on peut trouver sur le site ‘Anticharette, guide de survie collaboratif pour architectes’ (sic). Le BIM permet d’aller encore plus loin : déjà, les fabricants proposent directement leur propre bibliothèque à disposition des architectes pour insérer directement leurs produits dès la conception.
Face à l’essor incontestable du BIM et de la maquette numérique, le Conseil National de l’Ordre des Architectes (CNOA) a d’ailleurs récemment publié une analyse des avis de concours de la commande publique* : sur les deux dernières années, l’intégration du BIM à ces avis est en nette progression, de 8,10%. La compétence BIM est désormais érigée comme une condition de participation par la maitrise d’ouvrage.
Si la remise de prestations sous la forme de maquette numérique lors de la phase d’évaluation des projets reste encore marginale, «la compétence BIM obligatoire va vraisemblablement s’institutionnaliser comme une condition de participation au même titre que les compétences traditionnelles exigées par la maitrise d’ouvrage», indique le CNOA. Une compétence qui s’institutionnalise aussi dans les écoles. Déjà, nombre d’entre elles proposent des formations post-diplôme.
Face aux potentiels de conception en vue tridimensionnelle, il n’est pas certain que la géométrie descriptive à la main persiste auprès de la jeune génération.
Surtout qu’explosent, en parallèle, les vues perspectives « photoshopées », toutes plus m’as-tu-vu les unes que les autres, les collages numériques et même les vidéos virtuelles. Des « dessins de présentations » qui, héritage des quelques dessins de maître du XVIIe siècle, ont toujours pour but de séduire le maître d’ouvrage, voire de participer à la communication de l’agence. A tel point que ces représentations à vocation architecturale deviennent des œuvres à part entière, vendues dans des galeries spécialisées.
Si l’analyse des dessins à la main est en capacité de rendre compte de la pratique de l’architecture au XVIIe siècle, il serait intéressant d’analyser la production du XXIe siècle pour la mettre en regard avec les évolutions du métier aujourd’hui.
Bernard Tschumi, initiateur des Paperless Studio – une expérience didactique menée à l’Université de Colombia au milieu des années 1990, qui testaient des principes de programmation architecturale dynamique – conseillait à l’occasion de se soucier de la construction de la technologie plutôt que de la technologie de la construction.
Amélie Luquain
*BIM : une demande croissante dans la commande publique, paru le 13 mars 2018 sur le site de l’Ordre des Architectes