L’enseignement de l’architecture va-t-il continuer à préférer avoir tort avec Le Corbusier plutôt que raison avec Alvar Aalto ?
BIM nous regarde. Aujourd’hui un «nouvel architecte» nous envoûte depuis l’Olympe. La confusion s’installe au point de confondre l’outil et sa finalité. Plus les outils sont sophistiqués et plus l’architecture, à de rares exceptions près, devient rudimentaire. BIM n’est pas seul en cause, pas encore, mais il nous met sur un chemin particulièrement dangereux, une ligne droite, une piste de descente, là où le slalom et ses virages seraient indispensables pour répondre aux véritables attentes. Est-ce un problème de règles du jeu ou plutôt un problème de compréhension de ce qu’est une démarche de conception ?
J’ai eu la chance d’assister à la dernière conférence d’Alvar Aalto, à Paris, à l’école des Beaux-Arts. J’ai également assisté à la dernière conférence de Le Corbusier, à Paris à la Sorbonne. Il ne manquait que F.L. Wright et Mies Van Der Rohe pour avoir le carré d’As.
J’ai toujours nourri le rêve de les réunir tous dans un magnifique débat, une controverse plutôt, avec pour thème «La nature de l’architecture» ou encore «La nature dans l’architecture, la culture dans l’architecture». En attendant cette hypothétique table ronde, je les imagine bien installés sur un nuage, puisque beaucoup d’architectes utilisent le «nuage» comme métaphore.
Je les regarde, chacun sur son siège. Le siège probablement le plus beau, contre toute attente, serait celui de F. L. Wright. Mies Van Der Rohe, lui triche, il est dans une luxueuse chauffeuse Barcelona dont il aura du mal à s’extraire. Le Corbusier est raide sur son tabouret tournant et c’est Alvar Aalto qui, un verre à la main, s’octroie la chaise la plus confortable. Que dire de cette situation ?
Leur silence me laisse le temps de commenter une actualité récente, celle de deux visites : l’exposition Le Corbusier à Rodez et celle d’Alvar Aalto à la Cité de l’architecture à Paris. Une revue d’architecture invite également à voir, ou revoir, quatre maisons de Le Corbusier. Pourquoi voir et revoir des expositions sur ces architectes ? Certainement pour mesurer le chemin parcouru mais surtout pour traquer l’écart entre le dire et le faire, pour actualiser l’un et l’autre.
L’exposition à Rodez fait l’éloge de Le Corbusier architecte mais surtout plasticien, sculpteur, peintre. Elle met en évidence une démarche, celle de «la recherche patiente» de la forme préalable à recevoir certaines activités. L’on ne peut s’empêcher de penser à ces musées contemporains, tellement plus beaux lorsqu’ils sont vides, et ce n’est rien de dire que certains resteront définitivement vides.
L’architecture serait donc réduite à produire ses propres cénotaphes ! L’actualité nous donne tous les jours son lot de démonstration, le plus grand musée du monde devient à son tour un cénotaphe, un lieu vide «sans œuvre» à présenter, sans collection, mort mais déjà le plus grand.
Alejandro Aravena décrit une «architecture sociale» : un musée vide comme ses logements, vacants d’intentions, d’émotion, de plaisir, de surprise, sans trace d’altérité, de hasard, de liberté, une répétition qui ne doit rien à l’économie et tout à l’idéologie… Faute de générosité, cette «architecture sociale» est dotée d’une force monumentale digne d’un musée. Je pense qu’il faut toucher le fond pour remonter, c’est chose faite.
Déambuler dans ces expositions et mettre en rapport l’histoire et l’actualité, est le sens de mon propos. Découvrir ce qui est dans cette boîte noire de l’architecture, ce qui sous-tend l’invention, pour apporter une pierre à l’édifice de la concertation, la «co-conception», pour qu’enfin l’architecture s’enrichisse de la pluridisciplinarité tant attendue.
Deux expositions simultanées sur ces deux œuvres suscitent mon intérêt et donnent à s’interroger sur les similitudes et les différences. Le Corbusier a beaucoup écrit, Aalto presque pas. Ecrire oblige à se livrer, à exprimer des idées mais souvent l’idéologie prend le pas et le piège se referme car il est souvent difficile de changer d’idéologie. D’outil, elle devient un obstacle au renouvellement, un frein à la compréhension de la diversité des situations. Derrière l’idéologie peuvent pointer la brutalité et le totalitarisme. Cette manière de faire chanter le béton devient suspecte.
Alvar Aalto, lui, reste mystérieux par l’étrangeté de ses formes qui paraissent complexes. Mais à y regarder de plus près, c’est la simplicité de la construction qui devient une évidence, dans ses bâtiments comme dans ses meubles. La diversité des matériaux utilisés, le bois, la brique, le béton, l’acier et le verre semblent au service d’un projet qui met l’architecture en rapport avec la ville et avec la nature. L’architecture enchante la nature parce qu’elle y trouve ses sources et se tourne vers elle.
D’une exposition à l’autre, pour répondre à la question posée par Phèdre à Socrate : Combien y a-t-il de manières de concevoir, de penser, d’écrire ? La réponse serait sans appel. Il y a deux réponses : l’une procède d’une forme préalablement établie qui va recevoir les idées, les activités, l’autre relève d’une démarche qui ne veut rien exclure et dont la forme va se révéler au cours de la conception.
Deux expositions, deux architectures, deux démarches. L’une peut conduire au sublime, à une beauté sans vie : c’est ce que j’ai ressenti en parcourant la revue faisant l’éloge de quatre maisons de Le Corbusier, toutes exemplaires mais toutes inhabitables ! Il y a une beauté qui refuse la vie mais, heureusement, il en existe une autre, celle qui se nourrit de la vie. A ma connaissance, aucune maison d’Alvar Aalto n’a été abandonnée (la maison des filateurs d’Ahmedabad ou la villa Savoye à Poissy…).
Au terme de ces visites, l’évidence est, qu’au-delà de la dimension formelle, ce sont les démarches qui sont radicalement différentes. L’une postule une forme préalable, linéaire, l’autre relève d’ajustements successifs, itératifs. Les principes exposés par Le Corbusier supposent l’autonomie, l’indépendance de l’architecture par rapport au contexte, tandis qu’Aalto met en rapport l’intérieur avec l’extérieur.
Pourquoi ces remarques ? Tout simplement parce que j’ai tenté de démarrer un projet en BIM, en partant de l’intérieur. C’est quasiment impossible, il y a trop d’allers et retours en perspective, sinon à connaître la forme finale avant de commencer. Démarrer un projet en BIM suppose donc d’abord de connaître l’enveloppe, avant d’organiser le contenu. De ce fait, il en résulte une architecture du camouflage, du maquillage, peut-être inconsciente. Dans ce cas, l’architecture commence par un concept (à l’école des Beaux-arts nous l’appelions «parti pris») qui serait une épiphanie. Curieux retour en arrière.
Rien à voir avec le partage d’un principe générateur qui peut se nourrir et évoluer. La beauté n’est pas dans la simplicité qui frise l’indigence, celle que nous impose l’outil. Les outils numériques devraient être là pour nous soutenir dans l’innovation, dans l’invention, mais le risque est dans la précipitation. Employés au mauvais moment, dès l’esquisse, les outils numériques de conception collaborative deviennent un frein à la qualité d’une architecture qui doit répondre à des attentes de plus en plus complexes.
Une profession qui fait l’éloge d’un outil, sans aucune précaution, ne se met-elle pas elle-même en danger ? Elle prend le risque de ne faire que des projets décontextualisés.
Si le BIM n’est pas utilisé de façon modérée et initié au bon moment, comme le dit si bien Platon l’architecture sera «l’œuvre de vilains dépeceurs». Dans sa grande clairvoyance, Le Corbusier aurait-il anticipé les nouveaux outils dont nous disposons ? Les ingénieurs rêveraient-ils de travailler avec des architectes démiurges pour qui la conception relève de l’Epiphanie. Cela permettrait de faire l’économie des itérations qui sont le propre d’un projet bien mûri.
Nous sommes face à un paradoxe. L’attente d’une architecture attentive, apte à recevoir de la vie, appropriable, partageable, urbaine, diverse, une architecture vivante, autrement dit dialectique et de ce fait surprenante, par sa capacité à se renouveler. Pour Aalto, la nature est là dans tous ses états, ses formes, avec une richesse que le «bio mimétisme» n’épuisera pas. La technique doit rester un outil au service d’un projet et non le contraire.
Pour que les quatre maîtres nous éclairent de leurs lumières, il me paraît de plus en plus évident que le chemin à emprunter est celui d’un dialecticien. Programmes et activités, contexte et économie, matériaux et ambition sont les différents éléments. Il faut laisser la place au hasard, à la surprise, faute de quoi c’est vers la fadeur que nous nous acheminons, une fadeur qui peut se transformer en brutalité, loin de cette aspiration collective au «vivre ensemble» avec nos différences.
Mies Van Der Rohe et F. L. Wright se réservent pour la prochaine exposition. D’ici là, une revue d’architecture pourrait prendre le studio d’Oak Park comme exemple pour parler d’«architecture évolutive» ou la transparence du Pavillon de Barcelone comme «nouvelle architecture à vivre».
La sincérité d’une œuvre est une qualité essentielle. Alors ouvrons les yeux !
Alain Sarfati
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