Episode 5 – 73 rue Labrouste, Paris XVe arrondissement. Il est 11h tapante, un mardi. Un homme en noir, petites lunettes noires sur le nez, cheveux en bataille et casque de scooter au bras s’installe, énervé, dans le cabinet de la psychanalyste, qui se fait la réflexion qu’il est beaucoup plus agité que d’habitude. La séance s’annonce délicate. Dans ces conditions, son patient va-t-il enfin finir par lâcher ce qui le turlupine ?
«Le monde du réel est une tragédie pour ceux qui ont de l’esprit et du cœur ; il n’est comique que pour ceux qui ont de la chance». John Irving (Une veuve de papier)
Après l’échange des quelques banalités d’usage, l’architecte semble se calmer un peu. Il n’a pas remarqué qu’Ethel Hazel avait procédé à quelques réaménagements dans son cabinet. Finalement, ce lit de jour Barcelona est du plus bel effet, estime la docteure, mais à quoi bon si même un architecte ne le remarque pas ? Ah pour se plaindre il y a du monde au portillon mais quand il s’agit de complimenter… Elle sent le stress l’envahir, se serait-elle trompée dans la référence ? Machinalement, son avant-bras s’avance vers la boîte en acajou qui trône sur un guéridon près d’elle. Le Docteur Hazel se reprend in extremis.
Ethel Hazel – Monsieur Dubois, je vous sens ému. Que vous est-il arrivé ?
L’architecte (encore essoufflé) – Aaaaah ! Docteur, je me suis fait la frayeur de ma vie ! Sur le chemin, juste là, en arrivant…
E.H. (un patient que lui raconte une anecdote sans avoir à en décortiquer tous les sens freudiens et lacaniens en moins de cinq secondes ? Ethel Hazel ne va bouder son plaisir. De toute façon, il reviendra toujours à son moi un peu banal) – Et bien ?
L’architecte – Et bien, en garant mon scooter tout neuf, j’ai failli écrabouiller un trottinettiste lancé à vive allure sur le trottoir ! Pour l’éviter, je me le suis pris dans la jambe et ça fait mal. Ironie du sort, j’étais sans doute déconcentré à cause de trois trott’ stagnantes là où je me gare d’habitude, mais tout de même !
E.H. (soudain inquiète de ce qui pourrait être en train d’agoniser devant sa porte. Son cœur s’emballe. Un blessé, en bas, lui dérangerait toute sa journée réglée à la minute. N’y tenant plus, sa main s’avance de nouveau pour piquer, rien qu’une petite, une toute petite amande dans la boîte) – L’avez-vous blessé ?
L’architecte – Non, heureusement. Entre vous et moi, je pense qu’il a plus de chances de mourir foudroyé par le ridicule de sa dégaine sur son engin de malheur que d’un accident de la circulation ! Depuis quand, à 45 ans, se déplace-t-on avec des jouets ? C’est vrai, mes enfants Ulysse et Elisa avaient des trottinettes quand ils étaient petits, dans notre maison de l’île d’Yeu. C’est même le père de Madeleine, ma femme, qui avait fabriqué celle d’Ulysse, en bois, chic mais trop lourde et pas assez rapide pour le gamin. Comment est-on passé du symbole désuet d’hier, à ce mode de transport urbain en roue libre dans la jungle des trottoirs ?
E.H. – La ville est aussi anxiogène qu’une jungle selon vous ? (Une deuxième amande pincée entre le pouce et l’index.)
L’architecte – En temps normal, je ne le pense pas. En revanche, quand je vois que mes deux voisines ont troqué les ballerines Peppeto contre des ‘sneakers’ dorées, pour finir par se prendre le bec comme deux phoques se battent sur un rocher, tout ça pour une histoire de ‘monoroue’ stationnée illégalement dans les parties communes de l’immeuble, je me dis que là, il n’y a plus qu’à fixer des lance-roquettes aux hypsters… Alors la jungle, dans un sens. D’ailleurs, l’Etat n’est-il pas en train de vouloir légiférer pour réglementation la circulation des trottinettes… Une loi pour les trottinettes. On croit rêver. N’est-ce pas la fin de la civilisation ?
E.H. (pensant aux noix de macadamia qu’elle a dans son sac pour déjeuner, c’est fou d’avoir une faim de loup à cette heure si matinale) – Qu’en pensez-vous ?
L’architecte – J’ai lu dans un article que circuler sur ces engins de la mort répondait au doux nom de «marche augmentée». Je me demande si c’est le marketing qui fabrique la bêtise ambiante ou l’inverse… Et puis, c’est quoi l’intérêt ? Entre les trottinettistes qui s’estiment plus libres que les ‘hoverboardistes’, on les range où nos scooters de vieux ? Il faut déjà partager la voirie avec les biclous… Mais bon, comme la reine Maire ne cherche qu’à faire la peau aux quatre roues motrices, c’est le champ libre aux autres, ou plutôt le champ de bataille. Entre ceux qui se la pètent, ceux qui crèvent de trouille, les tarés seuls au monde perdu dans leur propre mur du son, les névrosés du rebond et ceux qui se prennent pour des pilotes de F1, il va y avoir des macchabées sur le macadam de madame.
E.H. (sensible à la richesse de la rime) – Je ne vous avais encore jamais vu dans un tel état, aussi choqué…
L’architecte (hurlant comme si sa vie en dépendait) – Je ne suis pas choqué, je viens de me faire agresser par une trottasse adulescente … j’ai le droit d’être un peu énervé ! Mobilité douce mon œil ! Il va y avoir de la patinette pliée en trois dans pas longtemps. Que je n’en croise pas une sur ma route, elle va prendre pour toutes les autres, même si elle est sagement garée à sa place.
E.H. (mi-amusée, mi-blasée) – Monsieur Dubois, vous savez bien que la violence ne résout rien. Bon, maintenant que l’incident a été verbalisé, si vous me parliez un peu plus de ce qui vous préoccupe réellement en ce moment ?
L’architecte (il se rend compte à ce moment qu’il est bien confortablement installé, allongé à plat, la tête sur un coussin, le cuir moelleux de la banquette l’enrobant chaleureusement… la philosophie ‘less is more’ semble faire effet instantanément. C’est plus serein qu’il se reprend) – Vous avez raison Docteur, je ne devrais pas m’emporter comme ça. Vous pensez que c’est parce que je suis déjà un vieux con ? D’autant qu’il y a des gens très bien qui usent de ce moyen de locomotion. Géraldine par exemple en a une avec un petit moteur, très silencieux. C’est pratique pour aller à la gare. Vous la verriez juchée là-dessus avec ses petites bottines, on dirait la Adèle Blanc-Sec des chantiers !
E.H. (un peu perdue vis-à-vis de ce fabuleux revirement de situation, qu’elle décide finalement de prendre des notes. Trottinettes, cinq ’t’, un ‘n’) – Monsieur Dubois, j’ai un peu de mal à vous suivre. Vous avez fait plusieurs fois allusion à cette Géraldine. Qui est-elle pour vous ?
L’architecte (piquant un fard) – Géraldine est une … hum hum … connaissance de travail. On se voit sur le chantier d’un immeuble de bureaux à Villeurbanne.
E.H. – Je vous sens gêné. Auriez-vous un peu plus que des relations d’affaires ?
L’architecte (Il se sent pris en faute comme un adolescent puis se rend compte qu’il n’aura pas fallu longtemps à la psychanalyste pour le percer à jour. En même temps, c’est peut-être ça le sixième sens féminin. Mais si le Docteur Hazel a perçu son trouble, sans doute que Madeleine peut s’en rendre compte encore plus vite… peut-être est-elle déjà même en train d’attendre qu’il prenne son courage à deux mains pour lui avouer ? Lui avouer quoi d’abord ? Est-ce si mal que ça ? Il sent la sueur lui tremper la racine des cheveux) – Je ne trompe pas Madeleine, enfin… En revanche, je dois bien avouer que cette jeune femme, simple et fraîche comme la rosée du matin, ne me laisse pas de marbre. Après plus de vingt ans de vie commune avec Madeleine, en étant ensemble presque 24h sur 24, ce n’est plus tout à fait pareil. Elle ne m’écoute plus vraiment et ce qui auparavant était irrésistible chez moi l’insupporte désormais au plus haut point. Je me rends bien compte que je ne suis plus le James Dean que j’ai été mais cela fait également bien longtemps qu’elle n’est plus la Lauren Bacall de mes nuits. La passion s’est muée en confiance, la complicité en sincérité. Ce n’est pas rien, je sais ! L’apparente insouciance de cette femme libre, Géraldine, me touche. Elle, elle me voit quand elle me parle. Quand elle me sourit, je me sens rougir comme un jeune premier.
E.H. – Avez-vous peur de céder à la tentation ?
L’architecte – C’est que j’ai…
DRINNNN, DRINNNN
E.H. – Monsieur Dubois, Vous avez bien avancé aujourd’hui. Nous reprendrons la fois prochaine. Même endroit, même heure.
L’architecte (décontenancé) – Ah oui, quand même, l’heure c’est l’heure…
En partant l’architecte se dit que cette séance aura été plus proche des montagnes russes que du manège enchanté. En ouvrant la porte du porche, il se retrouve nez à nez avec un bachi-bouzouk de trottinérant, qu’il insulte de bonne grâce mezzo voce. Il laisse pendant quelques minutes le Capitaine Haddock prendre possession de son esprit, ce qui lui évite de penser à ce qu’il a bien failli déclarer là-haut. Il sait bien que dire les choses, c’est leur donner corps et âme… et le corps de Géraldine, c’est toute son âme qui voudrait en parler.
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
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Pour (re)lire depuis le début : Architecture, divan et gourmandise…