A l’époque de l’hyperprécision informatique, «l’imprécision contrôlée» de la Maison Carré d’Alvar Aalto nous défend du contrôle laissé au calcul informatique. Tribune.
La Maison Louis Carré à Bazoches-sur-Guyonnes (Yvelines) est l’unique œuvre de l’architecte Finnois dans l’hexagone. Elle est ouverte au public depuis 2007 après son acquisition par la Fondation Alvar Aalto en France, créée spécialement en mars 2006 pour son acquisition et sa gestion.
Achevée en 1963, cette maison était pour Louis Carré, galeriste et collectionneur d’art, autant une habitation qu’un lieu d’exposition. Après son décès en 1977, sa veuve Olga hérita de la maison où elle vécut jusqu’à sa mort en 2002. La maison avait entre-temps été classée à l’inventaire des monuments historiques en 1996.
Depuis son ouverture j’ai eu l’occasion de la visiter à plusieurs reprises, avec des étudiants le plus souvent. A chaque fois, j’avais l’étrange sensation de ne pas réussir à complètement appréhender l’ouvrage. Au-delà de ses qualités domestiques très sophistiquées, son parcours d’accès aux séquences attentivement étudiées, ses détails, ses matériaux et ses collections d’objets au design raffiné, son indiscutable photogénie (la maison est d’ailleurs régulièrement louée pour réceptions et tournages), j’avais l’impression que quelque chose restait insaisissable.
Le plan de la Maison Carré s’insère dans un carré. D’autres carrés, plus petits, sont tracés à l’intérieur, épousant le contour des murs, meubles et cloisons. Des carrés dans un carré pour la maison «Carré», Alvar Aalto adorait ces clins d’œil.
Son nom même, Aalto, qui en finnois signifie ‘vague’, a été tout naturellement adopté pour nommer le célébré vase en verre aux formes sinueuses ; et encore, le nom de la Villa Mairea, grande sœur de la maison Carré, fut imaginé par Alvar Aalto, qui associa le prénom de la propriétaire, «Maire», avec la première lettre de son nom de jeune fille «Ahlstrom». Et Mairea, en finnois, signifie «doux» ou «excellent». Adjectifs qui s’adaptent à la perfection à cette maison.
Le carré est donc adopté ici en filigrane comme «règle du jeu» pour proportionner le plan de la maison tant dans son emprise générale que dans l’organisation intérieure. La régularité qui en découle est néanmoins sans cesse brouillée : retraits, débords, décalages, interviennent sur cette grille librement pour en troubler la lecture et déformer la rigueur géométrique en tous points.
Lors de la visite du bâtiment, le même sentiment prédomine : les alignements des murs, les arases des différents éléments constructifs (soubassement, fenêtres, toitures ; etc.) les perspectives, les axes sont tous altérés par une série d’irrégularités mises au point avec méthode et sophistication.
Tel un grand corps brisé, la maison se fracture entre les os, aux droits des articulations, avec précision. Les différentes parties, rendues indépendantes, établissent entre elles un jeu de relations fait de petits glissements, ressauts, ruptures parfois douces, parfois brutales.
Des simples décalages de quelques centimètres permettent de dissocier les éléments et leur donner leur indépendance formelle.
Les planchers, les seuils, les terrasses s’adaptent au sol en fonction de la déclivité. Indépendants de la géométrie des façades, ils s’en écartent, ne respectant pas les alignements tels que d’aucuns pourraient s’y attendre
Pour mieux épouser le terrain, le soubassement en pierre se brise à plusieurs reprises, de façon imprévisible. Les murs et les toits se désaxent. L’édifice se nourrit de la tectonique du site : il adhère à sa topographie pour entrer en résonance avec ses imperfections, qu’il amplifie et magnifie.
La déclivité naturelle du terrain bouscule toute la construction jusqu’à devenir une présence dramatique, au côté sud du jardin, vers la piscine. Ici, les courbes des niveaux sont ‘pétrifiées’ et figées à jamais dans leurs lignes brisées, expression puissante d’une force tectonique imaginaire.
Règle/altération, équilibre/déséquilibre
Dans la Rome antique, l’expression «ad quadratum» était utilisée pour distinguer les architectures appartenant au monde du Carré de celles relevant du Cercle – désignée selon la même logique «ad circulum».
Il est important d’observer que la particule «ad», en latin, marque la tendance vers un but (physique ou moral). Elle possède donc une signification qu’on pourrait traduire par «vers le» ou «qui s’approche du» carré. Ce qui introduit une marge de liberté, un décalage toujours possible entre la forme géométrique de référence et l’architecture que prend cette forme comme modèle sans forcément l’épouser totalement (la sphère parfaite contenue à l’intérieur du volume du Panthéon en opposition à son volume extérieur en est un exemple).
Subtilité due à la langue, certes, mais aussi nuance de la pensée, qui offre la possibilité d’une interprétation plus vaste, moins précise et donc plus riche. Elle ouvre les champs des possibles, de la variation, et peut créer sur la vague de l’imaginaire de chacun des ricochets dont la distance nous échappe.
En ce sens Alvar Aalto, avec grande liberté, utilise des techniques très anciennes pour mettre en résonance son édifice, de manière très moderne, avec la topographie et la nature environnante.
Dans une époque comme la nôtre, caractérisée d’une part par une précision obsessionnelle, hors de la mesure humaine, dont le contrôle est laissé au calcul informatique et, d’autre part, par une esthétique de l’aléatoire, de l’arbitraire, du faux hasard, par ailleurs lui aussi souvent délégués à des logiciels spécifiques comme pour en légitimer la «justesse», Alvar Aalto nous ramène à un «manque de précision contrôlée», dont les réglages définitifs ont probablement été faits sur place, à l’œil, avec une sensibilité d’artiste.
Ce qui donne à l’architecture la valeur ajoutée qui crée précisément la différence entre simple construction et œuvre d’art.
Paolo Tarabusi
Architecte
Novembre 2018