Il y a quelque chose de rassurant et de pathétique à chaque dévoilement de l’Equerre d’argent au Palais d’Iéna, à Paris, comme ce fut le cas encore le 26 novembre 2018. Rassurant car, comme l’organisation est un copier-coller de celle de l’année précédente, assister à la cérémonie est comme enfiler un vieux jogging, informe et sans goût mais confortable, pour aller à la pâtisserie chercher la tarte du dimanche. D’où son côté pathétique.
En effet, depuis que la remise de l’Equerre est accueillie au Palais d’Iéna, la scénographie est inamovible : la ‘scène’ au fond, juste à côté il y a l’espace ‘photos-officielles’ pour les lauréats et les sponsors, ces derniers répartis de chaque côté de l’entrée et, pour ceux qui reviennent, à l’exacte même place que celle de l’an dernier et de l’année d’avant. Même les fromages n’ont pas changé !
Pour un prix consacré à l’architecture – la science des espaces – quel manque d’imagination. Et pourquoi les lauréats ne descendraient-ils pas l’escalier majestueux du lieu, comme à Cannes mais dans l’autre sens ? Les sponsors justement, plus nombreux cette année que l’an dernier, doivent-ils vraiment être alignés en rang d’oignons ? Un ancien lauréat de la première œuvre ne saurait-il pas réinventer cet espace le temps d’une soirée de prestige ? Du fait même que de nouveaux sponsors arrivent, ne serait-ce pas l’occasion de renouveler la procédure ? Qui sera à l’architecture ce qu’une boisson énergisante est à la Formule 1 et aux sports extrêmes ?
Mais bon, se souvenir des mots de Guillaume Prot, alors directeur général du Moniteur, qui soulignait, déjà en novembre 2012, que l’Equerre est «un prix apprécié des architectes», d’autant que «c’est fait à un coût raisonnable». Que ne savait-il alors que les architectes paieraient un jour l’inscription au concours et que les sponsors seraient si nombreux. Un rêve financier !
Ce qui permet, soi dit en passant, à quelque agence d’envisager une nouvelle stratégie : payer pour s’inscrire à la compétition, même sans aucune chance de victoire, mais avec la certitude d’être vu par un jury prescripteur. L’important est de participer disait Pierre de Coubertin. Vu comme cela, l’investissement est bon marché comparé aux retours potentiels. Et si par chance l’agence est nommée quelque part, ne serait-ce que félicitée, c’est une autre façon d’entrer dans le stade et de prendre ses marques.
Retourner ainsi la proposition de payer pour participer ne manque pas de sel. Evidemment, il est sans doute plus simple de se faire d’abord publier dans AMC, vivier de tant de lauréats aux diverses catégories de l’Equerre, mais rien n’interdit d’user d’une stratégie ‘immersive’, pour utiliser un mot à la mode, pour se faire remarquer. Ne manquerait plus que l’Equerre soit menacée d’entrisme, comme chez les Troskos !
Quant à la nouvelle routine, voire monotonie de la cérémonie, d’aucuns se souviennent de réceptions proposées en des lieux divers ; l’Equerre à l’hôtel de ville, cela avait de l’allure. N’est-il pas légitime d’espérer que chaque année, puisqu’il est question d’architecture, la remise de l’Equerre ne soit la découverte d’un nouveau lieu, ou sinon, au moins, d’un même lieu réinventé ? Mais non.
D’ailleurs les ministres de la Culture ne viennent plus, ni ne sont même plus représentés par quiconque pour remettre un prix, même un prix spécial en quête de sponsor. Non que la présence des huiles de la rue de Valois soit impérative mais ne serait-ce que par souci d’élégance vis-à-vis de l’architecture. Le palais d’Iéna, au cœur de Paris, ce n’est pourtant pas la cambrousse, et puis c’est un palais… Passons.
Peut-être au fond cela n’a-t-il guère d’importance. Sans doute que quel que soit le lieu choisi d’une année sur l’autre, les mêmes peu ou prou seront présents, sinon d’une année sur l’autre les nouveaux lauréats tandis que les anciens ne viennent pas sauf s’ils sont dans le jury. Alors, foin d’imagination ou d’innovation, pourquoi changer une équipe qui gagne et qui coûte si peu ?
D’autant que le prix garde son prestige. En témoigne sans doute Emmanuel Di Giacomo, responsable Europe Développement des Ecosystèmes BIM, qui à l’heure de remettre à Jean Nouvel le Prix de la catégorie ‘Lieux d’activité’ s’est exclamé : «C’est un prix important». Jean Nouvel, qui a déjà gagné l’Equerre deux fois dans une autre vie, ne le lui fit pas dire. Applaudissements.
Jean Nouvel qui gagne un prix du Moniteur, avec en l’occurrence la Marseillaise, c’est en effet toujours rassurant. D’ailleurs il eut comme il se doit le plus long temps de parole de la soirée. «Construire un tour de 135 m à Marseille, c’est plus que de construire une tour de 400 m à New York», a expliqué l’homme de l’art pour dire la difficulté de l’entreprise. Marc Pietri, fondateur de Constructa, à ses côtés, car l’Equerre récompense aussi le maître d’ouvrage, de s’exclamer que «cette tour est un objet d’art contemporain». Applaudissements.
Puis il fallut passer, plus rapidement, au lauréat suivant, et chacun d’ailleurs sut gré cette année d’une cérémonie qui ne s’est pas éternisée. Contraste saisissant, après la tour de 400 m de haut à Marseille, nous voilà donc dans la catégorie ‘Culture Jeunesse et sport’ qui décerne son prix à la salle de sport de Calais, par Face B (Camille Mourier et Germain Pluvinage), dont nous retiendrons que l’élue maître d’ouvrage a parlé de ce projet avec beaucoup d’émotion. «Il fallait donner un changement d’image au quartier et à cette ville souvent malmenée par les médias. Les élus donnent une vraie impulsion à l’architecture de la ville, venez voir», dit-elle, très applaudie. Dit autrement, Calais ce n’est pas que la jungle.
De fait, cet ouvrage de Face B était également lauréat, quelques semaines plus tôt du prix AMO, mais cette fois dans la catégorie de la ‘mise en œuvre la plus audacieuse’, ce qui invite à revenir un instant sur les catégories de l’Equerre.
Même si cette année la catégorie ‘Aménagement urbain et paysager’ a remplacé la catégorie ‘Ouvrages d’art’, inventée il y a deux ans pour faire plaisir à Marc Mimram mais qui n’a pas fait florès faute de candidats payants, la définition des catégories de l’Equerre d’argent elle aussi demeure rassurante comme un film vu et revu dont on connaît l’intrigue mais dont on ne se souvient jamais exactement de la fin.
Bref, pour les catégories 2018, compter comme l’an dernier ‘Culture Jeunesse et Sports’, ‘Lieux d’activités’ et ‘Habitat’. Habitat ? Chacun se souvient que l’an dernier le jury n’avait pas désigné de lauréat dans cette catégorie, une décision qui avait suscité moult sarcasmes. On ne l’y reprendrait plus et chaque catégorie fut dotée cette année. A tout prendre, pour un autre changement cosmétique, puisque quelques rares photographes étaient dans l’assistance, pourquoi pas un prix ‘Photographe d’architecture’ ? Voilà qui mettrait peut-être de la couleur dans cette cérémonie empesée !
Sinon, un Prix Spécial a été décerné à OMA, qui a donc payé sa cotise, pour Lafayette Anticipations – Fondation d’entreprise Galeries Lafayette à Paris (IVe). Pourquoi un prix spécial ? Parce que les 25 architectes ou agences sélectionnés, dont les bâtiments ne pouvaient pas être tous visités par tous les membres du jury, devaient chacun venir défendre son projet devant le jury. Dix minutes de présentation, cinq minutes pour les questions. A quoi ça tient une Equerre d’argent !
Une séance a eu lieu le 15 novembre pour les premiers. La seconde le jour même, c’est-à-dire lundi 26 novembre. Ce jour-là, Rem Koolhaas ‘himself’ s’est déplacé pour son oral. A l’issue de ce ‘speed dating’, en tout bien tout honneur donc, ce prix spécial sorti du chapeau, même si l’homme de l’art n’est pas resté pour la soirée. Dommage, il aurait pu rencontrer Jean Nouvel, avec qui il partage une amitié confraternelle notoire (ironie).
Bref, pour la nouvelle catégorie ‘Aménagement urbain et paysager’ donc, la palme revient à Philippe Madec pour l’Ecoquartier des Noés à Val-de-Reuil (Eure). L’équipe de ce CREM (Conception-Réalisation-Entretien-maintenance) compte nombre d’écologues, indique l’homme de l’art. «Dans une ville qui compte 70 nationalités et 10% de chômage, on peut faire le bien et le beau, Philippe Madec l’a fait», s’est enthousiasmé le maire maître d’ouvrage. Applaudissements.
De fait, le jury de l’Equerre*, dans son attention précise aux équilibres de la profession, a su d’une part répondre parfaitement à l’air du temps en évitant les polémiques et, d’autre part, s’offrir même quelques frissons avec la radicalité de la Résidence pour chercheurs Julie-Victoire-Daubié à Paris (XIVe) réalisée par Bruther (Stéphanie Bru and Alexandre Theriot) et lauréate dans la catégorie ‘Habitat’. Frissons maîtrisés cependant puisque l’agence était déjà, avec la Maison de la recherche et de l’imagination à Caen (Calvados), lauréate en 2016 dans la catégorie ‘Activités’. Une valeur sûre !
Frisson supplémentaire enfin avec l’Equerre 2018 finalement décernée à Richter Architectes pour le Centre de consultations et de soins à Metz-Queleu (Moselle), un projet dont nous écrivions en octobre 2018 qu’il tente de résoudre la contradiction entre ouverture sur la ville et préservation de l’intimité.
Voilà certainement qui change de Renzo Piano lauréat l’an dernier avec son PPP signé Bouygues. Il y a deux ans, c’est l’équipement sportif de l’agence Muoto à Gif-sur-Yvette qui était récompensé. Peut-être doit-on d’ores et déjà s’installer dans le rythme confortable d’une alternance : les années impaires, une grande star pour le prestige, les années paires, une agence plus jeune ou moins connue pour la rupture. Au moins les agences sauront alors quand, en fonction de la taille ou du nom de son fondateur, il est plus stratégique pour elles d’investir dans cette compétition.
Rassurant enfin ce prix de l’Equerre d’argent par le seul fait qu’il soit toujours là, bon an mal an, guère vaillant et guère signifiant, mais rendu sympathique par sa volonté bornée à demeurer, même si sans jamais changer la peinture. Il y a quelque chose de respectable dans cette volonté d’aligner les chiffres romains des éditions même s’il y a quelque chose de pathétique à le faire avec si peu d’élégance et d’ambition.
Jean-Claude Martinez, le président de la MAF, sponsor de la première œuvre, fut donc le premier à s’exprimer pour récompenser le restaurant scolaire de l’Institution Notre-Dame à Pamiers (Ariège) de l’agence Cros & Leclercq. «La loi MOP reconnaît aux architectes le sérieux de la construction, pourtant, en 2018, la loi ELAN signifie une dégradation de la qualité architecturale», dit-il en substance. Applaudissements nourris. «La première œuvre est le symbole de l’avenir de cette profession, c’est une promesse que les architectes sont indispensables à l’acte de construire», poursuit-il. L’émotion des jeunes Benjamin Cros et Rémy Leclercq faisait plaisir à voir et n’allait pas le contredire.
Jean-Claude Martinez fut cependant le seul à évoquer ainsi, sous son aspect politique, l’avenir de la profession. Pas le bon endroit au bon moment ? Toujours est-il que tout le monde est vite passé à autre chose et que sa remarque ne fut commentée par personne.
Pourtant, si c’est le président de la MAF qui le dit, c’est peut-être que pour les architectes, les agapes terminées, l’avenir s’annonce plus sombre que cette cérémonie confortable et paresseuse ne le laisse à penser.
Christophe Leray
Le palmarès
Equerre d’argent 2018
Centre de consultations et de soins à Metz-Queleu (Moselle)
Maîtrise d’ouvrage : Centre hospitalier spécialisé de Jury
Architecte : Richter & associés
Lauréats par catégorie
Habitat
Résidence pour chercheurs Julie-Victoire-Daubié à Paris (XIVe)
Maîtrise d’ouvrage : Régie immobilière de la Ville de Paris (RIVP)
Architecte : Bruther
Culture, jeunesse et sport
Salle de sports à Calais (Pas-de-Calais)
Maîtrise d’ouvrage : Ville de Calais
Architecte : Bureau Face B
Activités
Immeuble de bureaux « La Marseillaise » à Marseille (Bouches-du-Rhône)
Maîtrise d’ouvrage : Constructa
Architecte : Ateliers Jean Nouvel
Aménagement urbain et paysager
Ecoquartier des Noés à Val-de-Reuil (Eure)
Maîtrise d’ouvrage : Société immobilière de logement de l’Eure (Siloge)
Concepteur : Atelier Philippe Madec
Première Œuvre 2018
Restaurant scolaire de l’Institution Notre-Dame à Pamiers (Ariège)
Maîtrise d’ouvrage : Association immobilière Jeanne-de-Lestonnac
Architecte : Cros & Leclercq
* Le jury de l’Equerre d’argent 2018 : Bernard PLATTNER, architecte partner, RPBW ; Aurélien BELLANGER, écrivain ; Jean-François BLASSEL, architecte et ingénieur, lauréat du prix Ouvrage d’art 2017 ; Jérôme BRUNET, architecte, lauréat du prix Lieux d’activité 2017 ; Isabelle BUZZO, architecte ; Marie CHAMBOLLE, directrice de l’Aménagement et du développement des territoires à Angers Loire Métropole ; Gilles DAVOINE, rédacteur en chef AMC ; Manuelle GAUTRAND, architecte ; Valentine GUICHARDAZ-VERSINI, architecte, lauréate de la Première œuvre 2017 ; Christine LECONTE, architecte et présidente du Conseil régional de l’ordre des architectes d’Ile-de-France (Croaif) ; Alfred PETER, paysagiste et urbaniste ; Fabien RENOU, rédacteur en chef Le Moniteur ; Adelfo SCARANELLO, architecte, lauréat du prix Culture, jeunesse et sport 2017.