Je m’apprêtais, comme tous les derniers dimanche du mois, à prendre la plume pour entreprendre la si délicate mission de poursuivre les aventures du génome urbain. La thématique du jour annoncée, avec appétit, lors de la dernière chronique consacrée à Notre-Dame, devait être la précontrainte de l’espace pour anticiper son aspect lorsqu’il sera chargé du public auquel il est destiné.
Plusieurs thématiques devaient ciseler ce concept : celui qui explique les raisons de la mutation de la fontaine de Trevi à Rome et la place qui l’entoure. Conçue en 1730 par les architectes Nicola Salvi et Giuseppe Pannini dans une perspective intimiste, (et c’est ainsi qu’elle a été perçue pendant les deux siècles suivants, pour une relation personnelle extraordinairement riche des émotions que suscite ce bijou baroque disposé sur un espace qui manifestement ne desservait rien d’autre que de point de vue à la merveilleuse cascade), elle a connu l’altération de l’hypertourisme qui fait que l’on ne peut plus la voir sans la foule qui l’entoure perpétuellement, jour et nuit.
J’allais revêtir ma grande robe de chambre rouge dont je m’habille généralement pour écrire, saisir ma plume favorite, quand retentit le jingle des informations. Je décidais de les écouter avant de me lancer à corps perdu dans le souvenir torride des ébats amoureux de Marcello Mastroianni et Anita Ekberg qui marquent le début de la fin de la Fontaine de Trevi, la consécration/consumation du fantôme de la relation d’intimité entre un visiteur et un monument.
Aujourd’hui, entourée de milliers de touristes, la fontaine apparaît, petit point noir derrière des milliers d’épaules et servant de décor à un curieux ballet de selfies avec Neptune, dieu de l’Océan (sculpture de Pietro Bracci) comme témoin d’une visite à Rome.
Le journaliste revenait sur les incidents qui ont émaillé la manifestation pacifique de ces jeunes praticiens de la manifestation passive de l’organisation Extinction Rebellion, un mouvement originaire du Royaume-Uni qui prône la désobéissance civile et qui consiste à utiliser le poids de son corps pour bloquer telle ou telle rue ou place, obligeant les forces de l’ordre à de longs et pénibles déménagements ; les plus gros des manifestants étant les plus efficaces.
Alors que chauffaient les circonvolutions de la pensée expliquant pourquoi la superbe fontaine a perdu l’originalité de sa perception au détour d’une rue à Rome, jaillissant, comme l’eau dont elle célèbre le cycle à travers les bras de Neptune, au profit de milliards de terraoctets quotidiens de photos inutiles dont le seul objectif est d’être publié sur Insta ou Facebook, rappelant les propos de Guy Debord quant au présent transformé en souvenirs futurs (et encore, Guy Debord, dans ces propos sur la photographie ne parlait que de l’argentique, qui restait encore l’objet d’une démarche laborieuse à côté de l’appli caméra fabriquant sans efforts ces milliards d’images que, sans doute, personne ne verra jamais, et surtout pas celui qui les a prise, allant directement de la mémoire du smartphone aux réseaux sociaux sans passer par la case regard pour revendiquer le nom de photo), la répression policière de cette manifestation politique marquait l’indignation du journaliste.
Les policiers à la nuque si bien dégagée, n’étant pas censés voir la différence entre des gilets jaunes, des raveurs un soir de fête de la musique et ces jeunes qui manifestent leur inquiétude sur le pauvre devenir de la planète, justement un jour de canicule, ont utilisé la force brutale et leurs si délicates bombes de gaz.
J’ai donc eu la tentation de laisser tomber le propos sur la dilatation de l’espace alors que par ailleurs se dilatait la pensée et que le ministre de la Transition Ecologiste, raillé récemment par un député de la France Insoumise pour son usage immodéré de la grosse bagnole dont sont ornés en général les ministres de tout gouvernement, se transformait en ministre des Ponts : «Quand vous leur demandez pacifiquement de dégager la voie (…) et qu’évidemment ils refusent (…), on est obligé de mobiliser des CRS. Ça se finit par l’utilisation de gaz qui ont pour but que les gens s’en aillent». Pensée majeure d’un ministre de la République en Marche le 30 juin 2019.
A ce propos me revient perpétuellement cette phase de Michel Audiard : «C’est curieux chez les marins, ce besoin de faire des phrases».
Et qu’on pourrait retranscrire à l’adresse du ministre : la meilleure façon de ne pas dire de conneries est de fermer sa gueule. Impossible pour un homme politique ?
Ce qui recentre également mon propos sur la neutralité de l’espace public : neutre par destination ou ayant une finalité de «servir» les bâtiments qui y sont disposés ? Une approche «utilitaire» s’oppose-t-elle à une considération plus artistique d’un vide à caractère fortement émotionnel ?
Quand on se fait tabasser par un flic alors qu’on manifeste justement (au dire du Président Macron De la Parole Au Détriment De l’Action) sur un espace public, on ne se pose plus vraiment la question de la neutralité de l’espace mais il est vite compris que l’espace public est lentement devenu l’espace privé de la personne publique et que le Préfet de Police est entièrement dévolu à sa défense, comme un chien de garde, les terrains de chasse d’un hobereau moyenâgeux.
Je souhaitai également revenir sur les rues d’Arcole et de Steinkerque* dont la nature fut altérée par le développement anarchique des boutiques de souvenirs à la con pour évoquer l’effet de distorsion de la monnaie sur l’espace public pour la Fontaine de Trévi dans laquelle il est de coutume de jeter une pièce de monnaie par le bras droit en tournant le dos à la fontaine avant de quitter «la ville éternelle», une superstition associée à la fontaine : celui qui fait ce geste est assuré de revenir dans la capitale italienne afin de retrouver cette pièce.
Cet argent attirait alors la convoitise aussi bien des enfants du quartier qui prenaient les pièces à l’aide d’un aimant attaché au bout d’une ficelle, que de personnes qui en tiraient un moyen de subsistance. Depuis quelques années cette pratique est interdite, et la monnaie de la fontaine est désormais collectée par les autorités et reversée à une association caritative, pour un montant de près d’un million d’euros par an, soit près de 14 000 euros par semaine ou 2 000 euros par jour pour un poids d’environ 500 kg.
Chaque matin, avant l’arrivée des touristes, la circulation de l’eau est coupée. La fontaine est nettoyée à la brosse et les pièces sont rassemblées en un long serpent, à l’aide de longues perches, et récoltées par aspiration, sous la surveillance de la police.
La coutume s’est depuis répandue, certains touristes ayant désormais l’habitude de jeter des pièces dans les fontaines ou bassins du monde entier, parfois même sans donner de signification précise à leur geste. A un point tel qu’il n’y a plus au monde un seul puits à valeur historique sans qu’il n’y ait un con pour y jeter une pièce.
Donc le propos de la semaine eût été de s’interroger si, à l’instar de poutre précontrainte (donc déformée en prévision de la charge qu’elle doit porter), l’espace ne pouvait pas se prévaloir d’une vacuité exagérée pour la prévision de sa surcharge à venir. Ce qui se passe d’ailleurs déjà pour l’acoustique des salles de concert anticipant le public pour le calcul de la réverbération.
Déformer l’espace public en prévision de ce à quoi il va servir laisse perplexe tant la distance est grande entre l’ordonnancement dans lequel ceux-ci ont été conçus et l’ordre qu’on y fait régner. Si on distordait en prévision de son usage futur, faudrait-il garnir le pont Sully de masques à gaz en prévision du cycle manifestations/répressions qui risquent, de plus en plus, de contrarier l’estivation des chroniqueurs ?
François Scali
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