Pour une fois que l’Ordre des architectes communique largement auprès du grand public, c’est réussi. L’Opinion, Les Echos n’ont pas de mots assez durs. Même Le Canard Enchaîné s’est gaussé de ses déboires avec ce titre Mauvais Plan pour l’Ordre des architectes. C’est dire si l’Ordre a eu son quart d’heure de célébrité.
De quoi s’agit-il ? Le 1er octobre 2019, à la suite de rapports d’enquête transmis par la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (DGCCRF), l’Autorité de la concurrence a sanctionné, à hauteur de 1,5 million d’euros, l’Ordre des architectes pour avoir, via ses conseils régionaux des Hauts-de-France, du Centre-Val de Loire, d’Occitanie et de Provence-Alpes-Côte d’Azur, «mis en œuvre des pratiques anticoncurrentielles».
«Celles-ci ont consisté à mettre en place, diffuser et faire respecter un barème d’honoraires applicables aux architectes intervenant dans les marchés de maîtrise d’œuvre publics, dans un secteur où la fixation des honoraires est libre», indique la décision de l’Autorité. Bref, les architectes se sont entendus dans leur coin pour faire grimper les prix. Voilà qui colle bien à l’image d’Epinal.
Pour expliquer sa décision, l’Autorité a fait fi des arguments de l’Ordre, de son ‘prétendu’ (c’est nous qui soulignons) «dumping des honoraires», de ‘soi-disant’ «actes de concurrence déloyale». L’autorité explique que les conseils régionaux ont multiplié les interventions ‘indues’ auprès des maîtres d’ouvrage publics, les alertant ‘illégitimement’ des risques, aussi bien au plan contentieux que technique, qui auraient, ‘selon eux’, découlé de la négociation de taux d’honoraires trop faibles avec les architectes
D’ailleurs, selon les membres de la haute autorité indépendante, l’Ordre incitait carrément les architectes à fixer leurs honoraires selon les fourchettes préconisées par le guide [ad hoc], «sans prise en compte de leurs coûts réels». «Sans prise en compte de leurs coûts réels ?» Pour l’Autorité, pas de doute, les architectes sont des veaux. Pas étonnant que l’Ordre se fasse reprendre au vol. (L’intégralité de l’avis)
Du coup la presse s’en est donnée à cœur-joie : L’Ordre des architectes condamné pour avoir imposé un barème de prix sur les marchés publics favorisant un système de délation au sein de la profession, indiquait L’Opinion (01/10/19). Police des prix, délation, barème obligatoire : quand l’Ordre des architectes fait grimper les tarifs, renchérissait Les Echos le même jour. Des journaux à forte audience, surtout à droite.
Certes, il semble en effet que quelques conseillers ordinaux y soient allés un peu fort pour convaincre. Avec de tels excès de zèle, il était temps donc que cet odieux cartel soit dénoncé publiquement. L’UNSFA et l’Ordre pouvaient bien réagir pour tenter d’expliquer leur point de vue, personne ne les a entendus.
Pourtant, c’est cette même autorité de la concurrence qui interdit la vente à perte. Récemment d’ailleurs, les promos ‘un article acheté = un article gratuit’ sont même carrément devenues illégales. Donc un distributeur comme Leclerc ou Auchan ne peut pas vendre à perte mais une agence d’architecture si. Car, c’est de cela qu’il s’agit quand il est question de barèmes en architecture.
Les coûts des études et plus globalement d’un projet sont peu ou prou éprouvés par la plupart des architectes qui connaissent leur métier. Il peut y avoir certes une marge pour la hauteur du pourcentage des honoraires mais il y a un coût de réalisation incompressible en fonction de la taille et de la complexité du chantier, et donc du montant minimum des honoraires.
En architecture, il n’y a que deux types d’agences qui travaillent à perte. Le premier concerne ces agences désespérées de trouver du travail ou incompétentes, ou les deux, qui vont rogner sur leurs honoraires à un point tel que l’argument permet d’emporter la décision. s’il s’agit là du ‘mieux-disant’ relevé par l’Autorité et toute la presse généraliste, cela signifie que l’on a affaire à une maîtrise d’ouvrage imbécile qui s’expose à des risques, y compris financiers, bien plus importants que l’éventuelle différence entre montants d’honoraires, surtout à l’échelle de la durée de vie d’un bâtiment. Même le cynisme le plus crasse – pourquoi ne pas rincer l’architecte puisqu’il est assez con pour travailler à perte – se révèle à terme souvent contre-productif. Quand les honoraires sont vraiment trop bas, l’architecte va tenter de se refaire autrement ou tout faire n’importe comment !.
Dans ce cas, peut-être vaut-il mieux que ce soit l’Ordre qui prévienne en amont le maître d’ouvrage et le maître d’œuvre des ennuis à venir plutôt que la MAF, encore mieux armée juridiquement. D’autant qu’il y va de l’intérêt général d’éviter si possible une catastrophe architecturale née de l’incompétence de la maîtrise d’ouvrage additionnée de l’incompétence de la maîtrise d’œuvre. L’Ordre n’est-il pas dans son rôle de crier ‘Au loup !’ ? De plus, il est compréhensible que les agences ayant fait proprement leur travail, prenant en compte les vrais coûts, puissent l’avoir mauvaise de se voir mis hors course parce qu’un concurrent vend à perte et va bousiller le projet.
Il y a un second type d’agences qui peut vendre des taux d’honoraires défiant toute concurrence. Il s’agit d’agences hyperspécialisées, souvent d’une taille conséquente. Si vous construisez 20 piscines dans l’année, vous pouvez proposer des honoraires plancher car toute la machinerie est prête pour produire de la piscine industrielle à la chaîne. Pour la maîtrise d’ouvrage, c’est souvent l’occasion de se retrouver avec une piscine ou un gymnase qui ressemble à une usine ; si les honoraires sont bas, les prestations le seront également.
Donc, de toute façon, un avertissement sans frais de l’Ordre aux indélicats ne mange pas de pain. Il faudra s’en souvenir quand le maître d’ouvrage viendra pleurer sa mère avec un chantier qui dure huit ans et qui lui a déjà coûté plus que s’il l’avait fait construire en temps et en heure par des professionnels payés raisonnablement pour faire leur métier.
L’Autorité fait valoir que, s’agissant d’une profession libérale, il ne saurait y avoir de contrainte et que chacun est libre de proposer ses tarifs. Pourtant les médecins, une autre profession libérale réglementée, ont un barème, le tarif de la sécu, s’ils veulent être conventionnés. Et si l’un d’eux s’avise, parce qu’ils sont décidément trop de médecins sur la côte, de casser ses tarifs pour récupérer de la clientèle, l’Ordre des médecins saura vite le ramener à la raison sans que l’Autorité de la concurrence n’y voit à redire.
Les avocats commis d’office, une autre profession libérale, sont rémunérés (chichement) une certaine somme par décret. Si l’un d’eux, plus désespéré encore que les autres, décide de travailler pour encore moins cher, il se fait lyncher par les confrères en salle des pas perdus.
Bref l’Autorité et ses membres éminents, comme la plupart des journaux généralistes, ont abordé l’architecture par le petit bout de la lorgnette, ce qui n’est pas une nouveauté. Plus intéressant aurait été de la part de l’Autorité de la concurrence la reconnaissance de la particularité de l’architecture – les bâtiments durent 50 ans, pas un kilo de pommes de terre ou de tomates – et d’insister sur un taux d’honoraires minimum ou conventionnel. Avec un taux minimum d’honoraires et un budget connus de tous, les agences seraient à égalité pour concourir et la décision finale se ferait alors sur le projet architectural. Chez les architectes, elle est là la vraie concurrence non faussée.
A noter enfin que l’Autorité de la concurrence se montre à l’occasion moins empressée. Il ne lui a fallu que 17 ans, entre 2000 et 2017, pour démanteler «le cartel du Lino»* et condamner les trois principaux fabricants de revêtements de sol en PVC et linoléum. En 2008, ce sont onze sociétés françaises de négoce d’acier qui étaient condamnées pour «entente illicite sur les prix entre mi-1999 et mi-2004». Au moins, avec les architectes, ça n’a pas traîné !
L’Ordre a fait appel. Affaire à suivre…
Christophe Leray
*Voir notre article Emmanuel Macron ne se met pas cartel en tête