Faut-il ouvrir le tableau de l’ordre des architectes au plus grand nombre ainsi qu’une auberge espagnole ? Tel est, affirmé haut et fort, le souhait de Christine Leconte, présidente du CNOA et de quelques prosélytes aquitains ou presque bretons. Les architectes qui savent lire un plan et le mettre en œuvre l’ont mauvaise et sont vent debout. Explications.
Les architectes au sens propre, c’est-à-dire ceux qui construisent, sont harcelés de partout. Mais la plus grave des menaces pour leur reconnaissance même, et donc leur existence, est la cinquième colonne, l’ennemi de l’intérieur, qui mine les infrastructures à la base, soit ici l’ordre national des architectes (CNOA) et au moins deux conseils régionaux des architectes (CROA) : Nouvelle-Aquitaine et Pays de la Loire, les deux ayant procédé à des enquêtes dont, malgré nos relances, nous ne sommes pas parvenus à obtenir les résultats. *
Mais ce n’est pas grave car, à part les résultats de ces votes, tout est public !**
De quoi s’agit-il ? La volonté affichée de ces élus ordinaux est d’ouvrir le tableau de l’ordre à un nombre maximum d’architectes ‘’nouvelle version’’, les légions d’architectes diplômés d’Etat (ADE) notamment, afin selon eux que la voix des architectes porte plus haut, plus loin, plus fort dans le débat public que ce n’est le cas actuellement, la voix des architectes étant il est vrai, à ce jour, pour tout dire parfaitement inaudible. La logique du grand nombre comme en Italie (ils seraient 160 000) ou en Allemagne (110 000) semble donc ici l’emporter pour ces grands élus – plus on est de fous… – mais le plus grand nombre de quoi ? D’« architectes » ? Lesquels ?
Une ambiguïté pas du tout du goût du CROA-Ile-de-France – de loin le plus puissant du pays avec un tiers des inscrits à l’ordre national – qui selon nos informations s’est senti tenu de réagir. Un vote a donc été organisé à la fin du printemps 2022. La question posée était la suivante (en substance) : êtes-vous d’accord pour l’extension du tableau selon ce que souhaitent expérimenter les CROA Aquitaine et CROA Pays de la Loire ? A question clairement énoncée, réponse sans équivoque : l’idée fut, à notre connaissance, rejetée à une très large majorité !
Sujet clivant ? Entre le CNOA et le CROA-IDF, les opinions ne peuvent apparemment pas être plus opposées. Imaginez que Matignon mette en œuvre une politique parfaitement contraire à la volonté de l’Elysée, il y aura rapidement des étincelles et, la politique étant avant tout un rapport de force, il y aura un vainqueur et un vaincu.
En l’occurrence, qui seraient les vainqueurs – tous ceux devenus architectes par magie mais n’ayant aucune responsabilité vis-à-vis de l’acte de construire ? Et les vaincus – tous ceux qui croyaient qu’être architecte, comme expliqué en bon français dans Le Larousse, est être celui qui conçoit et construit des ouvrages et se cogne toutes les contraintes avant d’endosser toute la responsabilité d’une école ou de 250 logements ?
Bref, à l’ordre des architectes, avant l’avènement de cette nouvelle flopée d’architectes qui font tout sauf de l’architecture, des clarifications idéologiques seront bientôt nécessaires et si la ligne permettant à quiconque de s’intituler « architecte » des nouveaux métiers de l’architecture prévaut, c’est la fin des vrais architectes.
Nouveaux métiers de l’architecture ? Avec la réforme LMD, faut-il comprendre que les écoles doivent désormais former une espèce de lumpen prolétariat architectural pour écouler son stock de diplômés d’occasion ? Et quels sont-ils ces nouveaux métiers ? Ceux auparavant effectués sans diplôme ? Notons que l’Etat, à l’occasion de cette réforme, a réussi à privatiser la sixième année du DPLG. Alors ces nouveaux métiers promus par pôle emploi invitent à la circonspection.
L’ouverture du tableau aura aussi une conséquence sur la grille salariale des agences. Selon les conventions collectives, être architecte dans une agence correspond au coefficient 500, lequel induit un niveau de salaire. Si chacun comprend bien que même les métiers de la première ligne de front doivent être rémunérés à leur juste valeur, il demeure que si tout le monde est « architecte », faudra-t-il payer la même chose à celui qui dessine les toilettes qu’à celui qui dessine un hôpital ou une piscine, ou à ceux chargés des appels d’offres ou à l’assistant(e) de direction ? Je grossis le trait évidemment mais rien que cette question démontre que de multiples enjeux sont imbriqués et que si les questionnements quant à l’exercice de la profession et à la signification du titre d’architecte sont légitimes, il me paraît élémentaire pour les pouvoirs en place, puisque la question les préoccupe, de ne rien faire à l’emporte-pièce.
En effet, les pro ouverture du tableau invoquent notamment une « expérimentation » : bienvenue en Nouvelle-Aquitaine et à l’ENSA Bordeaux ! Mais comment expérimenter l’ouverture du tableau, à quelles conditions ? Et dans cinq ans, si tout se passe mal, on explique à ces « architectes nouvelle vague » qu’ils sont finalement recalés ? Au revoir et merci. Sûr qu’ils seront contents de « l’expérience » les gars et les filles. Ou s’agit-il simplement de faire avaler aux praticiens la pilule d’une « expérimentation » bientôt pérenne, comme celle de la conception-réalisation par exemple que l’ordre n’a jamais su combattre ?
Avant de se lancer dans un projet si risqué au regard des enjeux et de son potentiel explosif jusque dans les écoles, elles-mêmes sous pression pour rendre égales des compétences qui ne le sont pas, il convient peut-être pour Christine Leconte, présidente du CNOA et fervente prédicatrice de l’ouverture du tableau, de s’appuyer sur l’exemple de Vulcain ex-Jupiter et de faire appel sans retard à un cabinet de conseil pour l’aider à trancher dans son sens un tel nœud gordien. En l’occurrence, les conseils de tous ordres ne sont-ils pas tous bienvenus ?
D’autant que chez les architectes, puisqu’il est question d’étincelles, avant l’incendie, on ne se castagne encore que par discrets et polis communiqués de presse interposés ! Le CNOA fait part de ses vœux œcuméniques, l’UNSFA et les syndicats s’insurgent, le CNOA fait mine de rétropédaler et indique qu’il « s’agit juste un sujet de réflexion ».*** Ha bon ? En tout cas, le CNOA y réfléchit désormais si fort en public qu’il suscite l’inquiétude des praticiens.
Dans ce tintamarre, en dépit de l’entente cordiale qui d’évidence règne chez les hommes et femmes de l’art tous unis pour l’intérêt général que leur impose la loi, la seule question qui demeure donc est celle-ci : qu’est-ce qu’un/une architecte ? Quelqu’un qui conçoit et construit l’architecture, au sens du Larousse immémorial, ou quelqu’un qui y pense le matin en se rasant ? Quand l’Etat lui-même fait la confusion entre un journaliste et un communicant****, comment s’étonner que le CNOA ne sache plus faire la différence entre ses architectes ?
Toujours est-il que si le CNOA parvient à ses fins, le nombre des membres de l’ordre pourrait passer de 30 000 architectes à environ 80 000 inscrits, dont 50 000 nouveaux qui pourront indiquer « architecte » sur leur carte de visite. Dit autrement, si la réforme aboutit, les architectes praticiens, ceux qui à ce jour savent encore de quoi ils parlent quand il s’agit quand même de construire des bâtiments, deviendront ultra-minoritaires à l’ordre, celui-là même censé les protéger ; une nouvelle minorité invisible de l’architecture en France en somme. Il est vrai qu’aujourd’hui l’architecture contemporaine n’a jamais eu autant besoin d’intelligence artificielle, laquelle hélas, sur un chantier, a parfois du mal à faire la différence entre une faucille, une scie et un marteau.
Il s’agira alors pour la MAF, l’assurance des architectes, de s’inquiéter de qui fait quoi parmi les nouveaux architectes inscrits à l’ordre : les vrais architectes, qui construisent et engagent leur responsabilité, et celle de la MAF, ou ceux qui ne construisent pas du tout et pour lesquels la MAF n’est pas concernée, sauf si ceux-là veulent s’assurer contre les accidents de bicyclette à Paris ?
Encore que, cette évolution d’un titre prestigieux désormais à la portée de quiconque, est-elle véritablement nécessaire ? En effet, avant d’aller à la pêche au chalut des ADE, il y a peut-être d’autres pistes à explorer. Par exemple, il y a en France au bas mot 5 000 diplômés par an dont seulement 20% passent leur HMO. Et parmi ceux qui ont passé leur HMO, seulement 30% s’inscrivent à l’ordre.***** Pourquoi ne sont-ils pas plus nombreux à s’inscrire ? N’y a-t-il pas là déjà pour l’ordre national des architectes de quoi mobiliser son énergie et, sans jouer les apprentis sorciers, porter la voix exigeante des architectes plus loin, plus haut, plus fort ?
Christophe Leray
* CROA Nouvelle Aquitaine Journal Le 308 – Nouvelle Aquitaine « des architectes, mais pas que… »
** Le questionnaire du CROA Pays de la Loire, publié le 28 avril 2022. (La date limite de réponse était fixée au 15 mai 2022.)
Êtes-vous :
Inscrit à l’ordre
Diplômé en architecture
J’exerce en tant que salarié (non associé)
Combien de diplômés non-inscrits y’a-t-il dans l’agence ?
Le port du titre d’architecte par un salarié (donc inscrit à l’ordre) engendre l’application du coefficient 500 de la convention collective. Est-ce un frein pour l’inscription ?
Seriez-vous pour ou contre décorréler le port du titre du coefficient ?
Si vous êtes contre, pourquoi ?
La cotisation à l’ordre pour un salarié est actuellement de 280€/an, est-elle un frein ?
Si la cotisation était fixée à 50 €/an, seriez-vous plus enclin à vous inscrire ou à inscrire vos salariés ?
*** Pour en savoir plus :
Position de l’Unsfa (Batiactu)
La réaction du CNOA (Batiactu)
**** Voir Borne recrute à la télé (Canard enchaîné, 31/08/22)
***** Archigraphie 2020