Porte des Lilas, à l’est de Paris(XXe), l’agence Baumschlager Eberle Architekten a livré en 2018 un bâtiment de bureaux baptisé View (vue en français). Coût de construction : 46 M€. Une telle somme est un investissement ! L’ouvrage, plutôt réussi dans sa gamme de prestations, demeure cependant désespérément vide plus d’un an plus tard. Il n’héberge pas âme qui vive, sauf un triste planton. Dans la ville la plus chère au monde, voilà donc 22.500 m² SDP qui prennent la poussière ?
La maîtrise d’ouvrage est une copromotion Nexity Immobilier d‘Entreprise et Crédit Agricole. Entre 2014, quand Baumschlager Eberle Architekten est lauréate du concours, et 2018, date de livraison, il ne se sera passé que quatre ans. Certes, le projet est excentré Porte des Lilas et longe le périphérique mais l’adresse n’en est pas moins parisienne. Une affaire rondement menée donc.
«Les investisseurs sont arrivés rapidement, il n’y a jamais eu de stop, tout s’est toujours bien enchaîné, nous avons de bonnes relations avec la maîtrise d’ouvrage depuis le début et il n’y a pas eu de modification», résume la chef de projet au sein de l’agence Baumschlager Eberle Architekten, lors de la visite de Chroniques d’architecture en octobre 2019. Bref, du point de vue des études et du chantier, tout s’est bien passé.
Toutefois, un an après sa livraison, le bâtiment est vide, totalement vide. Il ne sent même plus la peinture. En fait il ne sent rien et c’est pire.
Pourtant l’ouvrage, plutôt moyen-haut de gamme selon les critères de Nexity, ne manque pas de qualités. A un bout d’une parcelle de 173 m de long, le foyer de jeunes travailleurs conçu par Chartier Dalix et Avenier Cornejo Architectes, marquait l’entrée de la rue Paul Meurice. A l’autre bout, l’hôtel d’entreprises et des services de la DPE (Direction de la Propreté et de l’Eau), bâtiment de Franklin Azzi, imposait son voisinage.
Pour le coup l’insertion urbaine est plutôt réussie puisque le View use de la déclivité de la rue pour rattraper et unifier toutes les échelles existantes du quartier et, avec un linéaire construit de bout en bout, offre une dimension domestique à la rue, qui en manquait. A R+6, le bâtiment est pourtant très haut mais le dessin des étages à deux niveaux donne le sentiment d’un bâtiment R+3 à échelle humaine.
Côté périphérique, les courbes adoucissent la monumentalité de l’édifice et, pour les automobilistes, l’ouvrage peut se révéler plutôt dans la moyenne haute des bâtiments que l’on remarque, surtout en regard de nombre des bâtiments qui bordent le périphérique parisien.
Un bâtiment de bureaux jusqu’à 30 m de large – 19 m au centre et 15 m aux extrémités – est plutôt inhabituel, surtout avec la plus grande partie en premier jour. Le travail sur l’épaisseur et l’efficacité du plan sont manifestes. Côté rue, de longues terrasses longeant le bâtiment dans les étages ouvrent sur la ville. De l’autre côté, du restaurant d’entreprise en rez-de-périphérique jusque dans les étages où la vue sur Paris est originale, dans des bureaux parfaitement protégés des nuisances, le périphérique et son ballet de voitures sont constamment mis en scène.
Des noyaux porteurs, des façades porteuses, des plateaux libres. Nulle part ne se sent-on oppressé par la dimension de l’ouvrage. Ajouter enfin toutes les certifications environnementales habituelles et vous avez un bâtiment plutôt réussi et bien fini.
Lors de la visite, d’un bout à l’autre, le seul bruit perceptible est celui de nos pas et de nos conversations (comme quoi le périph, si on le voit, on ne l’entend pas). Dans les patios, des arbres plantés l’an dernier n’ont pas passé les canicules de l’été 2019 et demeurent là, rabougris et sentant la mort, affligeants de tristesse et de solitude. A l’accueil, le planton garde le navire.
«Voir ce bâtiment vide fait mal au cœur, terriblement», souligne la chef de projet. Tous les architectes comprendront de quoi elle parle.
Sans savoir ce que serait l’avenir, l’agence l’avait cependant en quelque sorte anticipé en dessinant deux ailes symétriques, quasiment deux bâtiments en fait, avec chacun son hall d’accueil, son noyau technique. «Nous avions intégré la possibilité qu’il y ait deux preneurs», précise l’architecte. Bonne pioche. A tel point qu’aujourd’hui, les architectes, pour ce qu’ils en savent, indiquent que leur bâtiment peut aisément se transformer pour en accueillir quatre, des preneurs.
D’aucuns pourraient penser qu’il s’agit là d’un bâtiment pionnier. Le constat est en effet connu. Chaque jour, un vaste mouvement pendulaire fait se déplacer les habitants de l’est de Paris, où ils habitent, vers l’ouest de la capitale, où ils travaillent dans des bureaux ni plus ni moins confortables que ceux proposés par View. A l’heure d’enjeux environnementaux auxquels on cherche des solutions concrètes, éviter le déplacement de tout ce monde-là, en voiture sur un périphérique saturé ou dans des transports en commun saturés, semble une bonne idée.
Sauf que, un an plus tard, le pari semble raté. Localisation ? De fait, la porte des Lilas n’est pas des plus accessibles en voiture mais même s’il y a deux niveaux de parking, le but n’est pas d’embouteiller la petite rue Paul Meurice.
La raison principale semble être plutôt le positionnement immobilier du bâtiment. «Le milieu de gamme haut implique des fourchettes de loyer trop élevées pour les entreprises ‘low cost’ et pas assez élevées pour les entreprises haut-de-gamme», souligne, Franck Mbapé, directeur opérationnel chez Nexity.
De fait, l’hôtel d’entreprise adjacent, quelques crans en dessous de View dans la gamme, et donc aux loyers moins élevés, n’a eu aucun problème pour trouver preneur. Sans compter sans doute que nombre d’entreprises, quelles qu’en soient les raisons bonnes ou mauvaises, restent attachées à une adresse à l’ouest de Paris. C’est idiot mais c’est comme ça. Dit autrement, le marché de l’est parisien, insensible aux enjeux du climat, n’est pas mûr pour View.
Ce n’est qu’une question de temps. Les Mercuriales à Bagnolet, un projet précurseur s’il en est, en témoignent. Même s’il faut au début louer ce bâtiment par petits bouts, nul doute, en regard du développement à l’œuvre dans l’est Parisien, que View finira bien un jour par être au bon endroit au bon moment ; la gentrification ne se fait pas qu’avec l’ouverture de boutiques bio et de galeries d’art mais aussi avec des bureaux certifiés durables et tout le tralala.
Quand même… Alors que des études au chantier tout est allé très vite, voilà le bâtiment encalminé depuis un an déjà et sans que la météo prévoit beaucoup de vent dans un futur proche. Il faut néanmoins l’entretenir, surtout qu’un bâtiment se dégrade plus vite dans l’indifférence. Et, pour le coup, 22 500m² neufs à Paris ne servant à rien ont de quoi interroger.
Ces bureaux inoccupés sont sans doute le fruit d’une erreur de programmation. Et pourquoi pas, des promoteurs qui prennent des risques valent toujours mieux que des promoteurs frileux. Mais l’erreur initiale n’est-elle pas d’avoir programmé un bâtiment mono usage ?
Ce bâtiment désert permet en effet de (re)poser la question d’un permis de construire (PC) indéterminé (PCI) et de la réversibilité des bâtiments. L’idée serait que l’usage d’un ouvrage ne soit pas imposé dès le PC. En revanche, l’obtention de ce PC serait conditionnée à la réversibilité de l’édifice.
Un exemple illustre cette démarche, les Black Swans de l’architecte Anne Démians à Strasbourg. Au fil des études, ce programme très mixte a évolué avec le marché de l’immobilier ; au moment de construire, la proportion de bureaux et de logements était inversée sans que cela ni n’affecte l’architecture ni ne bouleverse l’équation financière au point de fragiliser l’investissement.
Peut-on imaginer un PC pouvant s’adapter au projet sans qu’il soit obligatoire d’en spécifier un usage ? Imposer des bâtiments réversibles dès le PC, voilà qui ferait toutefois une politique innovante et audacieuse !
Avec des limites cependant. Franck Mbapé, le directeur opérationnel de Nexity, souligne que si les promoteurs sont preneurs de plus de souplesse – «avoir plus de latitude est toujours intéressant», dit-il – il indique cependant que tout dépend du modèle économique à l’origine de l’opération.
Dit autrement, quand le promoteur construit en blanc, pour son compte, il peut faire ce qu’il veut et, en ce cas, un PCI pour un bâtiment réversible ne poserait pas de problèmes insurmontables, au contraire. Pour autant, dans le cadre d’une vente en VEFA, quand l’immeuble est vendu avant de le démarrer, avant même le PC, ce bâtiment sera construit selon les besoins exclusifs du preneur et sera mono usage. La contrainte d’un bâtiment réversible peut-elle s’imposer dans ce cadre juridique ? A voir…
En attendant, le bâtiment View, pionnier certes mais finalement pas tant que ça, restera vide le temps qu’il faudra.
Christophe Leray