Les architectes Bruno Palisson et Jean-Luc Calligaro (agence Po&PO) s’appuient sur une amitié durable, profonde, pour mener leur petite agence sur les chemins balisés de l’architecture. Sauf qu’aujourd’hui, l’expérience aidant, s’offre à eux une carrière plus aventureuse. Mais l’ambition nouvelle est porteuse de danger et d’inconfort. Rencontre.
En architecture comme pour le ping-pong, expliquent en substance mais le plus sérieusement du monde Bruno Palisson et Jean-Luc Calligaro, il faut être deux. D’ailleurs, comme au ping-pong, leurs bureaux dans leur petite agence du XIe arrondissement de Paris se font face. Et comme au ping-pong, l’un – Bruno – smashe continuellement quand l’autre – Jean-Luc – d’un calme olympien se contente de remettre sans effort la balle en jeu. « Son côté bavard m’arrange« , explique Jean-Luc, l’introverti. « C’est un avantage pour lui ; quand il parle, je l’écoute« , convient Bruno, l’extraverti.
Une complémentarité qui, au fil du temps, a fini par porter ses fruits pour ces deux architectes patients. En effet, 2005 s’est révélée être pour eux une année charnière dans le sens où la livraison de 19 logements sociaux en Seine-et-Marne a soudain servi d’accélérateur de carrière. 2006 débute d’ailleurs avec le plus gros chantier qui leur fût jamais confié, une piscine et centre de remise en forme, d’un budget de 8,2 millions d’euros, en Seine-et-Marne de nouveau.
Ils ont érigé cette patiente en vertu du seul fait qu’ils évoluent dans un ni-ni – ce qu’ils appellent un no man’s land – lié à leur date de naissance. A 40 (Bruno) et 41 ans (Jean-Luc), ils ne sont plus tout à fait de jeunes architectes sans être encore de ‘vieux architectes’. En langage de maître d’ouvrage, cela signifie sans l’insouciance de la jeunesse et sans la maîtrise de l’architecte confirmé. Cela se traduit également dans leur façon d’être et de recevoir. Ils ont la générosité un peu formelle des gens mûrs – café ou thé avec la galette des rois – mais le tutoiement et un reste d’insouciance des jeunes gens ; l’agence est parfaitement rangée et organisée – elle respire une gestion carrée et sans fioriture dans son aménagement même – mais traîne encore la cible d’un jeu de fléchettes et trônent aux murs les photos de leurs réalisations, l’émotion ressentie par leur construction n’ayant pas encore été remplacée par un discours rôdé. Ils sont très sérieux dans leur métier – ils se font un point d’honneur de respecter budgets et délais – mais vont de par l’Ile-de-France défendre leurs projets sous l’étiquette au nom invraisemblable de PO & PO, lequel est issu du nom de leurs aînés respectifs, Pauline et Paul. Popo comme pipi caca. Ils en rient encore comme deux garnements.
Une disposition à la légèreté potache qui ne va pas sans un brin d’inquiétude. « Je ne voudrais pas qu’on passe pour des fumistes« , précise Bruno à brûle-pourpoint. La remarque surprend à les voir tous les deux dans leur pull col roulé noir et pantalon de velours marron – un hasard disent-ils – racontant leur tranquille réussite. C’est à leurs études à Paris-Villemin qu’il faut remonter pour en comprendre l’origine. Leur amitié s’est nouée alors qu’ils faisaient partie du même groupe de fêtards – « Balajo le lundi, Jerk le jeudi« . Elle s’est transformée en véritable curiosité quand ils remarquèrent que ni l’un ni l’autre, malgré ces agapes, n’étaient jamais ‘charrette’. D’où l’interjection. « Nous ne sommes toujours pas souvent charrette« , disent-ils, sans pouvoir vraiment l’expliquer. « Une méthode de travail probablement« , propose Jean-Luc. « Nous avons l’impression que les choses sont limpides et claires« , offre Bruno.
« Du coup, à l’école nous passions pour des glandeurs parce qu’on n’y passait pas nos nuits mais la qualité ne se mesure pas au temps passé« , raconte Jean-Luc, pour une fois volubile. Normal que le sujet le touche, il avait 12 ans quand il a décidé de devenir architecte, positivement fasciné par une maison de lotissement, à Corbeil-Essonne, différente de toutes les autres. La passion l’anime donc « mais travailler toute la nuit n’est pas la méthode ; on fait des conneries et au final, à 10h le matin, lors du rendez-vous, on présente mal le projet. Il faut savoir s’arrêter, prendre du recul pour que le travail fourni et la présentation du projet soit pertinente« , dit-il. Le parcours de Bruno est moins direct – il fut notamment photographe de sport et d’architecture – mais la passion qui l’anime désormais n’en est pas moindre. Sauf qu’à la détermination du premier répond la superstition du second, qui invoque sa « bonne étoile« .
Ce sujet – des architectes peu impliqués qui ne bosseraient pas dur – les perturbe et s’esquisse une sorte de culpabilité à l’idée que, pour une raison indécise et indéterminée, l’un et l’autre ensemble ne seraient pas soumis aux affres habituelles de la profession. « Ce n’est pas une question de don ou de facilité, ce n’est pas un métier facile mais une profession légère, qui ne doit pas se faire dans la douleur« , explique Bruno. Ils n’ont jamais manqué de travail depuis la création de leur agence et de leur propre aveu gagnent convenablement leur vie.
Les difficultés d’accès à la commande ? Certes mais pour eux chaque chose est venue en son temps. Les contraintes liées au projet ? « Nous avons l’impression que les choses sont limpides et c’est rare que l’on ait du mal à envisager un projet ; nous n’avons jamais souffert« . La gestion de l’agence ? « Le système D est une bonne école, aujourd’hui nous savons où trouver les réponses dont nous avons besoin« . Les relations avec les maîtres d’ouvrage ? « Nous n’avons pas inventé la poudre, les meilleures idées ne viennent pas forcément de soi« . Des difficultés entre eux parfois ? « J’arrive le matin et je suis content de voir mon pote pour faire de l’archi« , dit Bruno. Jean-Luc, face à l’étonnement du journaliste devant tant de félicité, opine. « Nous avons tous les avantages de la fraternité. Nous avons des caractères différents mais possédons tous les deux un côté cartésien, réfléchi. Nous sommes des gens prudents qui fonctionnent de concert, rassurés et faisant notre métier en toute sérénité« , dit Jean-Luc.
Marié chacun avec une étrangère – épouses chinoise et algérienne –, possédant de plus chacune le mérite de n’être pas architecte – « une bouffée d’air » (Bruno), « une ouverture culturelle, un autre regard » (Jean-Luc) -, chacun père de deux enfants, rien ne semble devoir les atteindre. De fait, leurs réalisations sont plutôt bien notées – un article du Moniteur ici, un autre d’Archistorm ou de Techniques et Architecture là, un premier prix d’architecture contemporaine du CAUE 77 pour leur logements sociaux qui vient valider leur démarche – avec au final un geste architectural qui évolue, incluant une plus grande prise de risques, ce dont témoigne leur projet de lycée à Genève. « Chaque jour est merveilleux, c’est presque indécent« , assure Bruno.
Insolence ? Pas tout à fait. Car pointe au fond une autre inquiétude que celle d’être perçu comme des « fumistes« . Evoquant le portrait à venir – objet de la rencontre – Bruno évoque soudain « ne pas aimer ce danger« . Quel danger puisque tout baigne ? La réponse est inscrite dans leur architecture. Jusqu’à ces fameux logements sociaux très réussis, leurs réalisations étaient à leur image, solides, ‘carrées’, ancrées dans la terre, parfaitement adéquates pour la division dans laquelle ils jouaient. Aujourd’hui ils prennent pieds dans une ligue supérieure et cette ‘promotion’, méritée, de leur agence n’ira pas sans remises en cause de leurs habitudes et de leur façon d’être. Ils s’en défendent. « Il est aussi intéressant de bien construire un petit bâtiment qu’un grand« , assure Jean-Luc. « Un grand projet est bon pour l’ego mais l’architecture de quartier ou communale n’est pas dévalorisante« , ajoute Bruno. « Je suis ambitieux de faire un beau bâtiment, pas d’avoir une belle agence de 150 personnes« , poursuit Jean-Luc.
Mais le sujet est bien là : quelle ambition désormais pour Po&Po ? Ils savent disposer des moyens leur permettant d’avancer professionnellement, sinon ils ne se seraient pas lancés dans le concours de l’école de Genève avec un projet si différent de leur production habituelle. Ils savent désormais gagner le respect des maîtres d’ouvrage qui, après une première rencontre, leur confient d’autres chantiers. Ils savent encore qu’à 40 ans à peine, un bel avenir professionnel peut s’ouvrir à eux s’ils en ont le désir et la volonté ; la preuve, pas moins de neuf chantiers en 2005. Le désir s’exprime dans leur démarche pour commencer à communiquer. Mais la volonté ? Ils savent sans doute que s’ils lâchent la bride à leur(s) ambition(s), le fonctionnement serein, parfaitement sécurisé, formalisé et équilibré qu’ils ont mis en place et qui leur a permis d’atteindre ce point ne sera plus viable. S’envoler au risque de voir s’ouvrir l’abîme sous leurs pieds ?
« Il est hors de question de faire rentrer un troisième ou quatrième associé« , explique Bruno. « Mais cela n’indique en rien une ambition mesurée ; nous n’avons pas peur de grossir« , conclut Jean-Luc. Bruno rapporte cette anecdote. « Un jour, une vieille chinoise m’a prédit que si tel jour, qui ne se reproduira pas avant 200 ans, je mettais un billet de 500 francs dans un porte-monnaie sans y plus toucher je n’aurais jamais de problèmes d’argent« , dit-il. « J’ai toujours le porte-monnaie« .
Fort de ses amulettes, il semble en définitive prêt à partir avec son pote de 20 ans pour ce nouveau voyage.
Christophe Leray
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 11 janvier 2006