Voici venu le temps des entreprises générales. La loi ELAN leur déroule le tapis rouge, à bon droit sans doute car elles seules sont évidemment en mesure de relever le défi du réchauffement climatique et de la course à l’armement technologique. Explications.
Les entreprises générales sont parées de nombre de vertus, la raison pour laquelle elles sont dorénavant privilégiées par les maîtres d’ouvrage. Lequel a le choix mais le plus souvent – quand ce n’est pas érigé en principe – il préfère n’avoir qu’un seul interlocuteur.
Avant il s’agissait de l’architecte. Maintenant ce dernier doit palabrer avec l’entreprise générale. Avant, tant que les architectes étaient ceux qui signaient les marchés, ils étaient craints par les entreprises qui professaient leur amitié à grand renfort de champagne et de mots doux. Maintenant qu’elles signent les marchés, les mêmes n’ont pas de mots assez durs pour les hommes et femmes de l’art.*
Un détour par le BIM
Un article de Batirama** consacré au BIM publié début janvier 2020 nous rappelle que Revit, qui appartient à l’américain Autodesk, est de très loin le logiciel le plus utilisé dans les projets BIM en France et en Europe. Depuis 2016, explique l’article, Autodesk et le suédois BIMobject, éditeur d’objets BIM, collaborent étroitement à la mise à disposition d’objets BIM pour les utilisateurs des logiciels Autodesk, dont Revit.
Début 2019, BIMobject a acheté Polantis, un éditeur français d’objet BIM, ce qui conduit l’auteur à conclure : «la manière dont ce trio structure les attributs techniques des différents produits, dont il incorpore ou pas les normes de performance de toutes sortes – depuis l’acoustique jusqu’à la tenue au feu – aboutit peu à peu à un standard de fait».
Un standard de fait ?
Ce fait met en lumière l’un des principaux arguments des entreprises générales : le pari – ou plutôt l’assomption – que seule l’entreprise générale aura les moyens de suivre la course à l’innovation imposée par des maîtres d’ouvrage à court d’idées et en mode panique.
Les Majors et l’EGF.BTP, leur syndicat, n’entendent en tout cas pas se retrouver dépourvues quand le temps des GAFA constructeurs sera venu. L’intelligence artificielle appliquée au bâtiment, ils veulent savoir faire et ne sont pas loin de penser qu’eux seuls sont en mesure de rivaliser avec l’imprimante 3D. C’est vrai quoi, s’il peut piloter un engin jusque sur Mars, l’ordinateur devrait pouvoir concevoir tout seul un immeuble de huit logements. Surtout avec un standard de fait !
Cette débauche de technologie vient en soutien d’un autre atout de l’entreprise générale, soit toute l’attention désormais portée au réchauffement climatique. Ce n‘est pas encore une évidence à découvrir certains immeubles récents livrés clefs en main mais l’argument est porteur.
«La montée en puissance de l’aspect environnemental dans les projets renforce justement le rôle des entreprises générales», explique justement Max Roche, ancien président d’EGF.BTP et depuis juin 2019 directeur général adjoint d’Eiffage, cité par Batiactu (07/06/2019). «Nous prenons un engagement avec le maître d’ouvrage public sur des résultats. Nous en sommes garants de par l’intégration de la conception et de la réalisation, avec la prise de risque que cela implique», dit-il. Si l’entreprise est garante de la conception, c’est bienvenu aux jardins de Babylone en somme.
Sérieusement, «nous sommes attendus sur le climat, car si les entreprises générales ne savent pas faire, personne ne saura», assure dans le même article Valérie David, directrice du développement durable et de l’innovation transverse chez Eiffage. Elle explique qu’il faut voir dans le maintien de la hausse des températures à 2 degrés, «des opportunités de marchés pour trouver des solutions». «Sans des entreprises générales innovantes, nous allons dans le mur !», conclut-elle doctement. Dit autrement, pour le maître d’ouvrage, c’est soit l’entreprise générale, soit le déluge.
Avec le réchauffement climatique, les entreprises générales ont donc trouvé un nouvel argument imparable pour renforcer leur influence et leur pouvoir. Ne sont-elles pas les seules à posséder la capacité technologique et la surface financière pour atteindre les objectifs que ne manquera pas de fixer l’Etat en termes de développement durable dans la construction ? De fait, elles sauront sans doute, comme d’habitude, convaincre les pouvoirs en place de leur irremplaçable efficacité.
Ce d’autant que les entreprises générales entendent conserver le savoir et l’expérience pour fabriquer du rendement et, heureusement, aussi fabriquer du bonheur. Ayant pris peu à peu la main, dans le cadre d’une concurrence extrêmement réduite, elles peuvent imposer leurs prix et leur vision du paradis. De ce point de vue, la loi ELAN est l’assurance sans risque de refaire Sarcelle comme il y a 50 ans : vite, pas cher et durable.
Il y a 50 ans justement, la société française, au travers de la loi sur l’architecture avait réussi à mettre un système en place qui avait éparpillé la corruption façon puzzle, l’avait au moins rendue plus difficile à instaurer. Aujourd’hui les entreprises générales siphonnent bureaux d’études et écoles d’architecture et sont devenues promoteurs, Vinci construction bâtissant les immeubles de Vinci Immo, ou est-ce l’inverse, idem pour les autres Majors. Ce circuit économique est tellement circulaire qu’il en est tout à fait fermé sur lui-même.
Certes, en toute logique, le lobby des entreprises générales aimerait bien enlever le permis de construire aux architectes, la raison pour laquelle les entreprises souhaitent, aujourd’hui plus qu’hier, avoir accès au capital des entreprises ou sociétés d’architecture. Mais le législateur hésite. Les architectes français sont en effet parmi les mieux assurés du monde, ce qui se révèle fort utile dès que quelque chose tourne mal et qu’il faut bien indemniser une victime.
En attendant, réchauffement climatique oblige, pour les Majors, la course à la technologie – surtout si elle est verte – et la rationalisation financière – surtout si elle est verte- est donc d’évidence plus que jamais nécessaire.
Sauf – parce qu’il y a un sauf – que toutes ces innovations dont s’emparent les entreprises générales au risque de la voracité sont le plus souvent nées dans des garages d’entrepreneurs ou des chambres d’étudiants allergiques à l’autorité pyramidale qui fait la fierté de la France. Et c’est parce qu’il y a des centaines, des milliers, de bricoleurs de la sorte que quelques-uns d’entre eux sortent de temps en temps une grande innovation qui peut se révéler utile à tous. A l‘inverse, l’innovation sur ordonnance, ça marche comme un EPR français.
L’architecture ne peut s’épanouir que dans la liberté et la diversité, voire la biodiversité culturelle. Donc la volonté de contrôle de l’entreprise générale lui interdit par définition une quelconque capacité d’innovation et d’évolution dans ce domaine, comme le démontre l’aggiornamento autour du BIM.
Si les maîtres d’ouvrage, publics ou privés, n’y prennent garde, cela nous promet des bâtiments frugaux – puisque l’architecture frugale est à la mode – dépecés de tout attribut architectural original mais aux canons d’un standard de fait.
Christophe Leray
*Voir notre article Pour les architectes, ça sent plutôt le sapin que la biodiversité
** BIM : une promesse qui prendra plusieurs années