Aux Oscars, Les Misérables sans défense face aux parasites, tout comme J’ai perdu mon corps face à une franchise Pixar vieille de 20 ans. Si la production cinématographique française est repartie bredouille d’Hollywood, la force de ces deux films qui parlent de Paris et sa banlieue vues d’en bas n’est pas passée inaperçue. Retour dans les ‘No go zones’.
Funeste fut la nuit du 9 février 2020 pour le cinéma français. Des Misérables de Ladj Ly et J’ai perdu mon corps réalisé par Jérémy Clapin, aucun n’aura réussi à récupérer un Oscar dans les catégories Meilleur film étranger et Meilleur film d’animation. Il n’empêche que la cérémonie offre un nouveau coup de projecteur sur deux oeuvres qui, chacune à leur manière, parlent aussi de la ville.
15 juillet 2018. Paris. Des ados fêtent la victoire de l’équipe de France de football qui remporte ce soir-là sa deuxième étoile. La joie n’est pas feinte pour ces mômes de la banlieue qui ont pris le bus, le RER et le métro pour fouler les Champs-Elysées, pour la première fois. Ils entonnent fièrement La Marseillaise, avec le cœur empli de bonheur. Voici la première scène des Misérables. Ladj Ly filme l’euphorie, le patriotisme aussi de ceux que la République a délaissés.
Le lendemain, à 15 km de là. La fête est finie. Les enfants sont retournés à leur bidonville vertical, à la pauvreté et à la violence. Stéphane, policier fraîchement débarqué de Dunkerque, intègre la BAC de Montfermeil, dans l’équipe de Chris et Gwada. C’est l’été, il fait chaud. Les trois policiers patrouillent et racontent un peu, l’histoire récente de la Cité des Bosquets, à Montfermeil, Zyed et Bouna, les Frères musulmans, le désœuvrement, la misère sociale, le quartier dégradé, oublié des instances publiques.
La journée se déroule, les plus violents ne sont pas forcément ceux que l’on croit. Dans la torpeur estivale, les bêtises des uns dégénèrent plus vite, la bavure policière n’est pas loin, le drone du petit qui cherche à s’échapper de ce marasme a tout enregistré. C’est trop tard. A la cité, les problèmes ne se règlent pas vraiment ‘à la légal’, à peine plus ‘à la loyal’.
Contrairement à la maison et aux appartements du film Parasite (récipiendaire de la statuette), conçus en extérieur pour les besoins du film et la caméra du réalisateur Bong Joon Ho, Les Misérables est filmé en décors réels, ce qui lui donne sa force vive, violente et acérée. Tant pis s’il a fallu un peu s’arranger avec la réalité puisque le film trouve son point d’ancrage dans la résidence du Chêne Pointu*, à Clichy-sous-Bois.
La cité des Bosquets à Montfermeil, où est censée se dérouler l’intrigue, suite aux émeutes de 2005, a été presque entièrement démolie et reconstruite avec de petits collectifs de trois ou quatre étages. «C’était bien comme décrit dans le film il y a 15 ans. Depuis, il ne reste plus que le bâtiment B5, dont la destruction est prévue pour l’été prochain», relève Xavier Lemoine, le maire de Montfermeil.
Une fois remis de la puissance cinématographique qui se dégage du final ouvert, La Haine, de Matthieu Kassowitz, de vingt-quatre ans son ainée, n’est pas loin. Le long métrage est d’ailleurs coproduit par Kourtrajmé, soutenu par Vincent Cassel et le réalisateur de La Haine. Face à eux, pour porter l’histoire de Cannes à Hollywood, Sylvie Pialat, faiseuse de tubes cinématographiques.
Toute la force et le soutien dont le film a bénéficié n’enlèvent rien à son propos. En 20 ans, rien n’a vraiment changé dans ces banlieues délaissées et la haine reste la poudre qui ne demande qu’à s’embraser. Un peu comme dans Divines, récompensée d’une Caméra d’or au Festival de Cannes en 2016 et d’un César du premier film, où la violence quotidienne reste hautement inflammable.
La mémoire convoque aussi sans difficulté Do the Right Thing, de Spike Lee : même soleil de plomb, même moiteur, mêmes gamins hyperactifs, même nécessité de vivre sur les trottoirs pour fuir des appartements étouffants et, surtout, même rapport problématique avec toute forme d’autorité. Dommage cependant que Les Misérables ne s’offre pas plus grande volonté esthétique.
Les Misérables témoigne surtout d’une tension extrême, des frustrations sociales qui transpirent des rues, des façades, des cages d’ascenseurs et des halles en ruine. C’est dans ce théâtre de la pauvreté tout en hauteur et à dix minutes des beaux quartiers que le film raconte avec éloquence un quotidien fragile, là où depuis 1862, la Révolution sociale est toujours attendue.
Tourner Les Misérables dans le quartier a insufflé une dynamique qui redonne un peu de fierté à ses habitants, ce n’est pas tous les jours qu’on parle de Montfermeil en bien de l’autre côté de l’Atlantique. Souvenez-vous des ‘No go zones’ de FOX news !
J’ai perdu mon corps, parcourir la ville à la main
Un autre film français était également en lice lors de cette 92e cérémonie des Oscars. Peut-être plus confidentielle, la catégorie du Meilleur film d’animation voyait dans sa dernière shortlist un petit bijou de poésie, J’ai perdu mon corps, premier long métrage de Jérémy Clapin.
J’ai perdu mon corps est sorti sur écrans fin 2019 et a déjà reçu plusieurs prix, dont le Cristal du long métrage au 43ème Festival du film d’animation d’Annecy en juin 2019. Programmé, en mai 2019, à Cannes, le long métrage avait récolté le grand prix de la Semaine de la Critique.
Le spectateur suit des destins croisés. Celui d’une main, échappée d’une salle d’hôpital et qui va parcourir la ville pour retrouver son corps perdu et celui de Naoufel, enfant heureux puis adolescent bousculé par la vie, de Gabrielle, bibliothécaire passionnée du Monde selon Garp…
Car à l’instar du jeune héros de John Irving, il s’agit bien ici d’un voyage initiatique, au travers d’un Paris aux multiples pièges. Naoufel grandira au travers de ces expériences, trouvera aussi sa voie avant de la perdre. Le film est une adaptation du roman Happy Hand, écrit par Guillaume Laurant en 2006 et, entre autres, scénariste du Fabuleux destin d’Amélie Poulain, tout aussi sensible, surnaturel et poétique que cette adaptation.
«Ce sont des images que j’ai en tête depuis que je suis petit», souligne le réalisateur, qui n’a jamais habité Paris. «Le Paris que je connais est le Paris qui est toujours en construction, où il y a des travaux partout», dit-il. C’est peut-être aussi ce qui a poussé l’équipe du film à travailler avec Dan Lévy, fondateur du groupe The Dø et auteur d’une bande-son à la sensibilité à la hauteur du graphisme du film.
La main voyage aussi, comme Garp, elle prend le large. Elle côtoiera les souris du métro parisien et les cimes des immeubles pour retrouver son corps amputé. Elle parcourt une ville piégeuse, dangereuse, la ville vécue par un habitant de la banlieue. «Je voulais montrer un visage différent de Paris, différent aussi parce qu’il était amené par un point de vue totalement unique dans le film qui est celui d’une main coupée qui va voyager dans cette ville. On voyage à hauteur de trottoir, on découvre finalement Paris comme si c’était un vaisseau spatial, quelque chose de démesuré. Un Paris un peu mystique», poursuit Jérémy Clapin.
Le film d’animation est relativement récent, mais témoigne d’une créativité débordante. «Une des grandes forces des artistes français est d’être au confluent des courants artistiques, d’être capables de faire la synthèse de la bande-dessinée francophone, des mangas japonais et de l’animation américaine», analyse Stéphane Le Bars, délégué général du Syndicat des producteurs de films d’animation (SPFA).
«J’aime bien faire naître de la poésie dans des endroits où elle n’est pas invitée», indique Jérémy Clapin. A défaut d’avoir convaincu les 8 000 votants de l’Académie des Oscar (qui n’étaient pas obligés de voir les films en compétition, contrairement à toutes les autres catégories), le producteur du film aura su draguer Netflix qui porte désormais le destin de Naoufel autour du globe. Encore un peu de patience en France, ou se rendre en Belgique où le film reste encore programmé dans quelques salles.
Depuis quelques années, de petites productions animées françaises sont régulièrement nommées au milieu des mastodontes de Disney ou Pixar. J’ai perdu mon corps, 5 M€ de budget et sept ans de travail, symbole d’une industrie française en plein boom, s’est incliné comme Les Triplettes de Belleville, Persépolis, ou Ernest et Célestine devant Toys Tory 4 et le nouveau costume de Buzz l’Eclair à 200 millions de dollars.
Alice Delaleu
*Voir notre article A Clichy-sous-Bois, gestion de l’attente par l’architecte Hélène Reinhard