Si le manque de dynamisme de l’architecture française est perceptible à l’étranger, ce que révèle cruellement le manque d’intérêt que lui porte la Biennale de Venise, le plus inquiétant est la dévalorisation galopante du métier d’architecte ici même. Eventail des maux qui le guettent sous forme de triste inventaire à la Prévert.
Prenons l’exemple pour commencer de la Philharmonie de Paris. Ce bâtiment n’aurait-il pas dû constituer un jalon du savoir-faire français ? Or il a finalement été livré dans une atmosphère détestable, son architecte Jean Nouvel totalement déconsidéré. Comment en arriver là ? Dès le concours, l’affaire était mal engagée, la volonté des maîtres d’ouvrage – la ville de Paris et l’Etat – de voir Jean Nouvel gagner étant manifeste au-delà de toute raison.
C’est le maître d’ouvrage qui par ailleurs lance le projet avec un budget de 200 millions d’euros quand il était clair dès le début que ce budget était au moins sous-évalué de moitié: quel que soit le pays, personne n’aura jamais une Ferrari au prix d’une Renault. Sauf qu’au final, c’est l’architecte qui a dû se défendre face aux caméras du doublement ou triplement de l’enveloppe et, dans l’esprit du public, c’est l’architecte le responsable. Aucun fonctionnaire n’a été sanctionné pour son incompétence, au mieux, ou son incurie, au pire.
De fait, le système des concours semble à bout de souffle, son esprit étant désormais détourné de multiples façons, qu’il s’agisse des PPP ou de la conception-réalisation. Mais même là, la médiocrité des compétences des équipes techniques des maîtres d’ouvrage associée à des critères de concours de plus en plus dominés par la question du budget au détriment de la qualité architecturale, conduisent les architectes et leurs entreprises partenaires à produire une architecture sans goût ni odeur. Laquelle est évidemment susceptible de séduire un jury dont la principale volonté est d’éviter toute polémique.
Quand Valérie Pécresse, présidente de la Région Île-de-France, met en avant la réussite selon elle du Plessis-Robinson, pastiche hallucinant d’une ville du XIXe siècle rêvée par Disney, qu’est-ce que cela raconte de l’architecture contemporaine ? Et combien sont-ils, maires et élus, à penser comme elle ? Et quand les mêmes acceptent des offres avec 3 ou 4 % d’honoraires sur le montant des travaux, quelle idée se font-ils du travail de l’architecte ? Dans ce cadre-là, aucun architecte ne peut assurer sa mission mais qui sera blâmé et pointé du doigt à la fin ?
Cette incompétence se traduit également par le recours systématique, en France, à un programmiste. Dans nombre de pays, c’est aux architectes de définir le programme ; ici l’homme de l’art se retrouve souvent face à des projets d’ingénieurs figés selon des calculs théoriques qui arrêtent les grandes lignes des projets sans prendre en compte ce qui fait justement l’architecture. Puisque LAN est la seule agence française invitée à Venise en 2016, notons donc que c’est en se positionnant contre le programmiste qu’ils ont gagné le Centre des archives d’EDF de Bures livré en 2011.
En effet, le concours demandait un bâtiment de plain-pied. Or, les architectes, au risque d’être hors concours, ont démontré que dans un tel bâtiment, les archivistes auraient dû parcourir des kilomètres et des kilomètres dans le cadre de leurs fonctions. Leur projet à R+3 a finalement emporté la mise mais tous les autres concurrents avaient proposé un bâtiment de plain-pied conforme au programme. Combien de concours sont ainsi basés sur les approximations d’un programmiste ? Et si LAN avait été déclaré hors-concours, de qui se plaindraient aujourd’hui les archivistes épuisés ? Bref, les architectes français doivent travailler sous la tutelle des programmistes, des économistes, des B.E.T, bonjour l’innovation !
L’innovation justement, n’en parlons même pas. Quel architecte n’a pas entendu la phrase «s’il vous plaît, je veux un projet sans ATEX !» ? De quoi refroidir d’emblée les ardeurs de quiconque oserait aller plus loin. Sans même parler, pour citer Odile Decq, (Lion d’or reçu à la Biennale en 1996 soit dit en passant) de «la gangrène des conséquences du ‘principe de précaution’», inscrit dans la constitution en février 2005, frein anticipateur à toute prise de risque. Quel autre pays au monde à un tel principe dans sa constitution ? Entre-temps, il aura fallu presque quinze ans à Coop Himmelb(l)au pour livrer le musée des Confluences à Lyon, dont le prix a été multiplié par dix !
Politique encore le millefeuille administratif, la création du Grand-Paris, nouvelle coquille vide au service d’élus en mal de fonction et de fonctionnaires recasés, en ajoutant une nouvelle couche. Demeure le Grand-Paris Express, comme un retour vers le passé quand la France se gargarisait de ses infrastructures. Sauf qu’il faut un temps infini pour réaliser chaque tronçon. Pour mémoire, sans la technologie et les outils modernes, quatorze lignes de métro (159 kilomètres, 332 stations) furent construites à Paris entre 1900 et 1914. Plus proche de nous, se souvenir que la ligne du TGV Atlantique fut construite en deux ans (1989 – 1990), celle de la construction de la ligne du TGV Rhône-Alpes en trois ans (1992 – 1994). Tout cela pour montrer à quel point, depuis l’aube des années 2000, sont défaillantes la volonté politique et son incapacité à anticiper l’avenir. Et ce qui vaut pour les infrastructures vaut autant pour tout le reste, de la politique du logement aux politiques urbaines.
Et comme si le millefeuille n’était pas déjà suffisamment épais, dans le cadre de la loi «Liberté de création, architecture, patrimoine» en discussion au parlement, la commission de la culture du Sénat propose, le 1er mars 2016, rien moins que d’étendre encore le périmètre des espaces protégés et confirme la nécessité, selon la commission, «d’inscrire les règles de protection du patrimoine au sein d’un règlement spécifique, dénommé ‘plan de mise en valeur de l’architecture et du patrimoine’ plutôt que de les intégrer au plan local d’urbanisme pour garantir la protection du patrimoine dans la durée». Les associations de défense du patrimoine, connues pour leur progressisme en la matière, ont de beaux jours devant elles avec peut-être bientôt de nouvelles possibilités de recours. Ce n’est pas encore demain que c’est déjà hier.
Politique encore le tapis rouge déroulé pour les agences étrangères. A l’heure où Rem Koolhaas lance le chantier pour le Parc des Expositions Toulouse-Métropole, quand Snohetta planche sur le nouveau siège du journal le Monde, que le stade Matmut-Atlantique de Bordeaux d’Herzog et de Meuron est élu stade de l’année 2015, que le premier stade privé, celui de Lyon, a été réalisé par Populous, une agence anglaise, que BIG est choisi pour aménager les Galeries Lafayette des Champs Elysées, c’est Shigeru Ban qui construit la Cité de la musique sur l’Ile Seguin à Boulogne-Billancourt. Citons aussi le Louvre-Lens, SANAA encore, Kengo Kuma et Zaha Hadid à Marseille, etc. Liste non exhaustive.
Si l’on comprend que la France reste un terrain de jeu de choix pour les agences étrangères, comment se fait-il que tous ces projets, la plupart pourtant inscrits dans une réalité et une histoire typiquement française – Le Monde, les Galeries Lafayette, la Samaritaine, l’Île Seguin – échappent aux agences françaises ? Quelle idée se font donc les membres de ces jurys des architectes français et, en conséquence, quelle image en renvoient-ils vers le grand public ? A quelles ambitions ces jurys répondent-ils donc ? Pourtant la nouvelle garde existe, telle l’agence Moreau Kusunoki architectes qui a remporté le concours pour le Guggenheim d’Helsinki au nez et à la barbe des poids lourds internationaux.
Rappelons également que les présidents des ENSA sont nommés en conseil des Ministres et chaque enseignant, dans chaque école, sait à quel point la foire d’empoigne et les coteries font loi. Enseignement hérité d’ailleurs en partie de la tradition de l’école des Beaux-arts (exception faite de l’ENSAIS et du cursus des Ponts et Chaussées) – l’architecte «artiste» pour simplifier – quand la plupart des autres pays dispensent l’enseignement dans des écoles polytechniques (et d’ingénieurs). Au final, en France, une nébuleuse de structures minuscules. Pas de quoi faire envie vu de l’étranger.
Encore n’avons-nous exploré ici que quelques-unes des pistes qui conduisent à la dévalorisation des architectes et de l’architecture en France. Mais elles mènent toutes à un défaut de vision et de courage politique et à la médiocrité crasse de nos élus. L’indifférence exprimée lors des invitations lancées lors de la biennale n’en est que la suite logique.
Christophe Leray (avec L.M.)