Quelle mouche, abeille ou palombe a bien pu piquer nos édiles pendant le confinement pour que les gazettes s’emparent soudain du sujet de l’urbanisme tactique comme du dernier scoop depuis les Ovnis ?
Voyons (liste non exhaustive)
« S’inspirer de l’urbanisme tactique pour adapter les villes à la distanciation physique »
The conversation 23 avril 2020
« L’urbanisme tactique : projets légers, grandes mutations ? »
L’institut Paris Région 22 avril 2020
« L’urbanisme tactique au service du renouveau urbain ? »
Le Moniteur 7 mai 2020
« Avec l’urbanisme tactique, l’espace public devient un terrain d’expérimentation »
Libération 3 mai 2020
Etc.
Il est vrai qu’à l’approche du 28 juin et du second tour des élections municipales, la tentation est grande pour les équipes sortantes d’en remettre une petite couche [de peinture]. De là à imaginer que l’urbanisme tactique soit surtout de l’urbanisme opportuniste, il n’y a qu’un tour de pédaliers.
De Lyon à Paris, de Nantes à Grenoble, les têtes de listes ne sont jamais bien mauvaises quand il s’agit de recycler de bonnes vieilles idées pour les rendre soudainement pleine de vitalité et rallier la cause verte. C’est aussi ça, l’écologie, du recyclage.
C’est ainsi que, tout d’un coup, le cycliste s’est senti concerné puisqu’était imaginé pour lui un nouvel aménagement urbain appelé « urbanisme tactique ». La planète entière en guerre contre un virus, le vocabulaire guerrier, percutant et d’actualité, tombe à point. A noter que cet « urbanisme tactique » s’adresse presque exclusivement aux usagers des circulations dites douces, sans doute réputés plus calmes et moins agressifs que leurs cousins automobilistes. Comme si les autres usagers de la ville n’étaient pas concernés par cette « tactique ».
Pas besoin d’être grand prix d’urbanisme pour comprendre que le tacticien se fiche un peu du déroulé de la bataille quand ce qui lui importe reste une victoire le 28 juin.
Urbanisme tactique ? Une fois de plus pour l’innovation, c’est raté puisque les premières expérimentations ont eu lieu dans les années 70. L’urbanisme tactique incorpore à son raisonnement un facteur depuis bien souvent délaissé qui est une approche temporelle des territoires, afin de proposer par exemple des solutions contre les embouteillages ou les quartiers vides à certains moments de la journée.
Il s’agissait alors de proposer une modification des usages pour rendre la ville adaptable. A l’époque, les congés, le zonage des vacances scolaires avaient œuvré à exploiter la vie et l’espace urbain sur un temps plus long, afin de le désengorger. L’idée sous-jacente était aussi de réduire le gaspillage, en utilisant différemment les équipements collectifs par exemple. Exactement les problématiques actuelles de nos villes contemporaines sautant le pas pour encourager le télétravail ou commandant des Cinaspic aux usages différenciés.
L’idée est intéressante d’autant que les besoins d’adapter la ville au changement de vie des dernières générations n’a jamais été aussi nécessaire. Surtout que la ville est, tel un organisme vivant, jamais achevée, toujours en évolution, volontiers changeante.
La crise du Covid a eu un impact immédiat sur nos espaces de vies. Les trottoirs sont devenus des lieux de destination et non plus de passage, les places vont se transformer un lieu de spectacles et d’expressivité, le temps est au ralentissement, à la pause. Néanmoins, installer trois tables sur le rebord du macadam n’est pas faire preuve d’un engagement envers un quelconque urbanisme tactique, pas s’il ne s’adresse qu’à quelques-uns.
Les habitudes ont la peau dure et si quelques idées passeront peut-être à la postérité, la plupart seront aux oubliettes dès l’automne. Ce n’est pas forcément de la mauvaise foi. La ville, aussi changeante et malléable soit-elle, vit aussi selon son propre temps, dicté par les modes, les habitudes culturelles, par les besoins et les usages, mais aussi par sa propre matérialité.
Curieusement ce sont les géographes qui aujourd’hui s’emparent du sujet comme d’une réponse à la crise de la planification, perçue comme trop lourde et trop lente à changer le cadre urbain devenu inadapté. Surtout, disent-ils, pour réussir, l’urbanisme tactique doit être pensé à grande échelle et pas seulement à celle d’un quartier élargi.
Car partout où il est question de mixité, de cohésion, de bien vivre ensemble, l’urbanisme tactique tel qu’il s’est dessiné durant le confinement privilégie les citadins en oubliant que chaque jour ce sont plusieurs centaines de milliers de personnes qui viennent des banlieues et de plus loin encore pour faire le beurre et l’argent du beurre de Paris.
Tant que les habitants des périphéries ne seront pas inclus dans les politiques des métropoles, alors la rupture entre les villes et leurs banlieues persistera. En l’occurrence ce n’est pas de tactique urbaine dont nous avons besoin mais d’une stratégie. Une tactique, personne n’en parlera plus après les élections.
Alice Delaleu