Paris et Chicago ont à peu près le même nombre d’habitants, idem leur grande banlieue incluse. Puisque la première est taxée d’immobilisme, notamment à cause des associations de sauvegarde du patrimoine, voyons comment cela se passe chez la seconde. Au centre de l’actualité : Helmut Jahn, pas exactement le moindre des architectes, et son agence à Chicago (et Berlin et Shanghai).
Le 1er mars dernier donc, Preservation Chicago, une association qui comme son nom l’indique, s’applique à la préservation du patrimoine architectural de la Windy City, a publié sa liste annuelle des sept bâtiments les plus en danger (Seven most endangered buildings), c’est-à-dire ceux qui sont susceptibles de disparaître rapido. En tête de liste, le State of Illinois Building/James R. Thompson Center, livré en 1985 par Helmut Jahn justement, building qui a d’ailleurs fait sa réputation ; il avait 45 ans. L’ouvrage était audacieux dans sa conception et entendait selon l’architecte symboliser la transparence que l’Etat (de l’Illinois en l’occurrence) se devait de faire montre vis-à-vis des citoyens. L’atrium est spectaculaire. Une icône.
Or Bruce Rauner, depuis janvier 2015 le nouveau gouverneur (Républicain) de l’Illinois, envisage aujourd’hui la destruction pure et simple de l’immeuble, qui abrite les bureaux de l’administration, un tribunal, la sécurité sociale et autres services de l’Etat, dont il est propriétaire. Ses services ont même déjà calculé que le coût de la destruction serait peu «impactant». Le gouverneur met en exergue que ce bâtiment est désormais peu adapté aux usages de l’époque et s’est révélé être un gouffre énergétique, notamment. Il sait aussi que l’Etat à travers lui peut récupérer un joli pactole pour cette parcelle en plein centre-ville qui fait des envieux.
Le bâtiment n’étant pas protégé de quelconque façon, Preservation Chicago demande donc de l’aide auprès de la mairie, démocrate, de la ville. C’est elle en effet qui décide de ce qui est ‘landmark’ ou ne l’est pas. Autant dire que pour le Thompson Center, ce n’est pas gagné. D’une part parce que Helmut Jahn lui-même n’est pas venu défendre son bâtiment avec véhémence – il sait les erreurs commises à l’époque, la moindre n’étant pas celle de l’acoustique : il était impossible de s’y entendre – d’autre part parce que l’Etat de l’Illinois, qui a de toute façon besoin d’un immeuble de bureaux à Chicago va réinvestir l’argent du Thompson Center dans un nouveau bâtiment en ville, les négociations avec la mairie ayant sans doute déjà démarré à ce sujet. Bref, voilà du travail pour tout le monde et Helmut Jahn n’y voit pas grand-chose à redire.
D’autant que ce n’est pas le seul de ses bâtiments à être menacé. En effet, numéro deux sur la liste Preservation 2016 : le McCormick center. Livré en 1969 par Gene Summers & Helmut Jahn, encore, avec C.F. Murphy & Associates, l’ouvrage de ces deux élèves de Mies van der Rohe fut en son temps le plus grand parc des expositions au monde et une expression de l’âme de Chicago. Gloire mondiale, déjà. Sauf que le McCormick center est aujourd’hui en perte d’affluence et de rentabilité, notamment à cause de l’autre parc des expos construit pas loin, tandis que le quartier autour s’est transformé. Preservation Chicago assure qu’il doit être possible de trouver de nouveaux usages à ces immenses surfaces au bord du lac. Pour le coup, Helmut Jahn lui-même est cette fois intervenu. «Le bâtiment peut être totalement restructuré», dit-il, espérant sauver le toit. Il a proposé à Georges Lucas (la guerre des étoiles) d’y installer son musée. Là encore, rien n’est gagné.
Une chose est sûre pourtant, il ne faudra pas dix ans pour que la décision soit prise. Les bâtiments les plus en danger de Preservation Chicago restent rarement deux ans de suite sur la liste. D’aucuns pourraient s’étonner de voir Helmut Jahn, qui a fait toute a carrière à Chicago, si peu s’émouvoir à la découverte que deux de ses bâtiments les plus emblématiques, et pas seulement pour lui, soient ainsi menacés coup sur coup. Sauf qu’il a autre chose à faire.
En effet, ce même 1er mars, le même jour que Preservation Chicago dévoilait sa liste, Helmut Jahn présentait en personne à un panel d’officiels et à la presse de Chicago la seconde mouture de la tour résidentielle qu’il doit construire au sud du Loop sur une formidable parcelle, face au lac, sur Michigan avenue.
L’homme de l’art avait en octobre 2015 proposé un premier projet de 300 mètres de haut. Après avoir écouté et souvent pris en compte divers amendements proposés tant par le Historic Michigan Avenue District, qui dépend de la commission du patrimoine de la mairie, que par le département d’urbanisme et de développement de la ville, que par l’alderman (maire d’arrondissement) et par toutes les associations de quartier, avec le concours bien entendu des avocats de toutes les parties, à peine six mois plus tard, l’architecte et son maître d’ouvrage présentaient donc la dernière mouture de leur tour.
Certes, elle ne fait plus que 250 mètres et perd son statut envié en ville d’immeuble de très grande hauteur mais qu’importe. Helmut Jahn a lui-même estimé que ce nouveau design était meilleur que le premier. Moins de logements et de condominium certes mais, d’évidence, l’équation financière tient toujours sinon personne n’en parlerait. Tout le monde désormais d’accord, le permis de construire sera bientôt déposé et les travaux pourront immédiatement commencer.
Bref, il n’est peut-être pas si étonnant qu’Helmut Jahn ne se formalise pas tant que ça de voir ses bâtiments disparaître, il est bien placé pour savoir que cette ville se reconstruit sur elle-même constamment, avec à chaque fois une grande exigence architecturale*. Le Thompson building doit disparaître ? C’est ainsi. S’il peut sauver une partie du McCormick center, super. D’autant que Preservation Chicago a d’autres chats à fouetter.
Il y a sept bâtiments dans la liste 2016. L’association sait qu’elle ne les sauvera pas tous mais elle espère peser sur les décisions. Faut-il préserver ce qui reste des bâtiments originaux de Chinatown, derniers témoins de l’époque quand le quartier s’appelait «Little Cheyenne» tant l’absence de loi y était notable ? Faut-il sauver l’église St Adalbert (en deuxième année), construite par les Polonais à Pilsen et aujourd’hui désaffectée ? C’est pourtant l’intention du diocèse de vendre le terrain.
Faut-il encore sauver les stations originales du tout premier métro de Chicago, construites à la fin du XIXe siècle par l’architecte John Alexander Low Waddell, le “Father of Modern Bridge Engineering” ? Dans le Loop, elles étaient toutes protégées depuis les années 1970, il n’en reste plus que deux. Faut-il enfin sauver la Washington Park National Bank, édifiée en 1924 par l’architecte Albert Schwartz ? D’autant que c’est justement dans ce quartier que Barak Obama souhaite installer sa bibliothèque et ses archives ? Ces questions passionnent la population, tout comme ici, mais elles auront connu une réponse avant la prochaine liste de Preservation Chicago l’année prochaine.
Ce qui vaut pour un architecte de la stature d’Helmut Jahn vaut bien entendu pour tous les architectes et bâtiments de la ville. Chicago n’a donc pas fini d’être une ville connue pour l’audace de son architecture tandis que Preservation Chicago peut s’enorgueillir de quelques victoires qui sans doute feront date un jour. En attendant, à Paris… Même nombre d’habitants, autant d’architectes, pas moins de talent. C’est quoi la différence ?
Christophe Leray
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