Tripode de l’Insee à Malakoff, Butte rouge à Châtenay-Malabry. Tour, logements, équipements… Les avis de déconstruction d’architecture de la seconde moitié du XXe siècle ne manquent pas en cette fin d’année 2020. Une tabula rasa qui suscite des interrogations.
A l’initiative de Nathalie Regnier-Kagan, de Jean-Louis Cohen et de Paul Chemetov et signée par plus de 100 membres de la communauté architecturale, était diffusée le 6 octobre 2020 une tribune intitulée « Pour la défense du patrimoine architectural contemporain à Paris ». Pour les besoins de la réalisation du quartier Bruneseau entre Ivry et Paris, c’est un ensemble réalisé par Michel Kagan dans les années 80 qui est voué, au mieux à une altération sans concession, au pire à la démolition, et pour lequel se révolte une partie de profession.
Le 8 octobre, c’est un avis de pré-information qui annonçait le futur projet de déconstruction de l’ancienne tour de l’INSEE, à Malakoff (Hauts-de-Seine), œuvre des architectes Lana et Honneger, pour y construire une nouvelle cité administrative centrale. Laquelle, en lieu et place du bâtiment R+13 d’environ 48 mètres (soit plus de 30 000 m² !) et de deux autres R+2 attenants, conçus dans les années 70, sera installée dans une énième tour en bordure de périphérique
Depuis des mois, c’est aussi le quartier de la Butte rouge* à Chatenay-Malabry (Hauts-de-Seine) imaginée par les architectes Joseph Bassompierre-Sewrin, Paul de Rutté, Paul Sirvin et André Arfvidson, qui est sur la sellette. Là aussi, une grande partie de l’ancienne cité-jardin, à peine protégée, est vouée à la démolition pour répondre aux envies spéculatives d’un édile visiblement peu ou mal conseillé.
Cette actualité, qui met toutes les destinations de bâtiments sur la même ligne afin de trucider l’architecture d’une époque aujourd’hui considérée comme révolue, laide et au béton trop visible, interroge à bien des égards. C’est en effet, tout un pan de notre histoire architecturale, culturelle et patrimoniale qui est prise à partie pour satisfaire les velléités constructrices, spéculatrices et financières de la puissance publique. En effet, l’immeuble de l’Insee appartient à l’Etat, la Butte rouge est gérée par Hautes-Bièvres Habitat et la cité administrative et les logements pour étudiants de la Porte d’Ivry sont de fait également propriété de différents services publics dont l’habituelle très propre et généreuse RIVP.
Le premier des arts majeurs n’est plus considéré que comme un produit financier dans le bilan des villes et des institutions de plus en plus en manque de subventions. Loin de se comporter en aménageurs, les édiles se contentent de distribuer les points aux investisseurs privés. En effet, en creusant un peu, les arguments économiques en faveur de la démolition des uns deviennent vite un peu bancals. Dans le XIIIe arrondissement, l’ilot fait partie d’un délaissé urbain voué à devenir d’ici peu un morceau de ville au PLU déplafonné, financé par des investisseurs privés. Le signal évident restera bien sûr les Tours Duos, mené par Gecina et qui offre déjà deux nouvelles tours au manège du périphérique. Quand au square initialement prévu au milieu de ces tonnes de construction, il est à se jour réduit à peau de chagrin.
Quant à l’îlot Kagan, il sera confié à AILN développement – une société créée en 2019 par Les Nouveaux Constructeurs Investissement et Icade Promotion – pour planter une tour de logements de 100 mètres et de l’habitat « participatif », caution bobo-bonne-conscience du quartier. Le souvenir d’une opération clichoise vendue à prix d’or au groupe Duval pour concevoir une tour au-dessus de la Maison du Peuple de Jean Prouvé refait surface. Certes, Kagan, Bassompierre-Sewrin, de Rutté, Sirvin, André Arfvidson et Lana n’ont peut-être pas autant marqué l’histoire du patrimoine architectural mais est-ce bien si différent ?
Quant à la cité administrative, après une phase d’urbanisme transitoire, elle devrait faire office de cité artisanale. Un peu comme une vieille friche SNCF, pour un bâtiment qui fonctionne encore ? Le bilan de l’opération reste bien sûr confidentiel mais d’aucun se doute que les actionnaires seront forts heureux à la fin du tour de piste, comme ceux qui se placent à Châtenay-Malabry, l’urbanisme transitoire en moins.
A Malakoff, si le fond du sujet reste le même, l’histoire est différente. En effet, l’Etat reste propriétaire du foncier et lancera l’opération en CREM (Marchés de Conception, Réalisation, Exploitation et Maintenance), le PPP (Partenariat-Public-Privé) qui ne dit pas son nom… Pour un budget annoncé de 160 millions d’euros, l’instance publique demande la déconstruction et le désamiantage du « Tripode » pour y installer en lieu et place un immeuble tertiaire de moins de 39 000 m², avec typologies de bureaux modulables.
En somme, le ministère des Solidarités et de la Santé, aujourd’hui implanté dans le très chic VIIe arrondissement, recherche sans en avoir l’air une tour hype et high-tech, pour discrètement revendre le 14 avenue Duquesne à investisseur fortuné. Ne s’agirait-il pas d’une redite du 57 rue de Babylone, situé à quelques encâblures de là, ancien siège de Région Ile-de-France et vendu plus de 176 millions d’euros à AG2R La Mondiale (estimation initiale de France domaine : 172 millions, l’opération fut belle) tandis que les fonctionnaires déménagèrent à Saint-Ouen dans des murs construits par Nexity et vendu à BNP Paribas RE ?
Certes, il ne s’agit pas ici de considérations esthétiques mais davantage de la défense d’un principe de conservation d’un panel architectural remarquable pour chaque époque, qu’il soit aujourd’hui considéré comme beau ou non. En effet, que resterait-il des œuvres des artistes paléochrétiens ou des primitifs italiens si les renaissants les avaient fait brûler au motif que la perspective n’était pas respectée selon leurs propres codes de représentation ? Dans d’autres contextes, cet autodafé architectural aurait pu avoir des relans de vieille dictature.
Certains arguent à grand renfort d’écologie. Ces bâtiments en mauvais état et obsolètes, selon le verbiage modeux, ne seraient plus aptes à évoluer. Là-aussi, des questions se posent.
Quel serait le bilan carbone de l’îlot Kagan ou de la tour Insee démolis pour reconstruire ensuite d’autres tours, avec quelques m3 de bois pour faire bonne figure mais en grande partie en béton, au regard de celui de bâtiments restructurés qui vivent déjà depuis plus de 50 ans ? Le calcul est vite fait.
Défaillance de l’Etat ? S’il est bien prompt à pointer du doigt les copropriétés dégradées comme creuset des maux sociaux et sociétaux, n’eut-il pour sa part pas dû entretenir avec autant de véhémence les bâtiments publics ressortant de sa responsabilité ?
De plus, que penser pour le coup des injonctions faites par les grandes métropoles « de ne pas détruire », quand, quelques mètres au-delà du périphérique, on prévoit d’exploser des hecto-tonnes de béton au nom de la même écologie et de la santé de la planète ? Ensuite, repasser quelques années plus tard et se rendre compte que la place est prise par des œuvres… en béton !
Partout est vantée la réutilisation, la mutabilité des espaces, l’évolutivité des usages. Il s’entend bien sûr qu’un bâtiment comme le Tripode fût conçu à une époque où la définition des espaces de travail était bien différente que celle que nous connaissons aujourd’hui ; elle sera aussi bien distincte dans vingt ans. A Malakoff, la demande n’est manifestement pas d’envisager les évolutions futures de l’espace de travail et du bâtiment de bureaux mais bien de fabriquer une nouvelle œuvre dans l’air de notre temps. Ainsi que se passera-t-il quand dans trente ans, de nouveaux maires pompeux qui penseront avoir découvert le fil à couper le beurre voudront à leur tour marquer leur siècle en déconstruisant la tour Insee 2 ?
La Tour Insee comme peut-être l’îlot Kagan ont été construits à un moment où il fallait construire vite et peu coûteux. Les plafonds sont bas, les façades peu ouvertes, les espaces de vie peu lumineux. Peut-être aussi que ces constructions ne savent pas évoluer dans leurs destinations originelles. Néanmoins, rappelons que la tour de Malakoff a accueilli pendant quelques mois un foyer d’hébergement d’urgence. C’est donc qu’on a su y vivre, pas bien, puisqu’il n’y a pas eu de projet architectural pour accompagner ce nouvel usage d’urgence, mais la tour montre de fait qu’elle serait adaptable à d’autres destinations.
A aucun moment n’est prise la mesure des erreurs du passé et de nos agissements contemporains. C’est ainsi que les architectes de la Butte-Rouge avaient réellement réinterprété le modèle de la Cité-Jardin en apportant un peu de la ville à la campagne, pour résoudre la pénurie de logements en région parisienne et apporter une meilleure qualité de vie à la classe ouvrière. Mais aujourd’hui, les édiles entendent évidemment « construire une cité-jardin du XXIe siècle ».
La puissance publique, perdue à force de se dédouaner de la chose urbaine et architecturale, en finit par saccager tout et n’importe quoi sans aucun discernement au nom d’une pseudo-science écologique. Les élus d’aujourd’hui risquent bien de le regretter, comme Pompidou et Chirac avec les Halles de Baltard.
Alice Delaleu
*Voir également notre article La Butte Rouge : d’un grand Paris social au grand Paris immobilier